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Le Sac et la cendre

Le Sac et la cendre

Titel: Le Sac et la cendre Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Henri Troyat
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« Hourra ! ». Votre Noblesse ? demanda un hussard.
    — Peut-être.
    — J’aimerais les entendre crier : « Hourra ! »
    Il y eut un long silence, mouillé et noir. Quelqu’un trébucha dans la tranchée. Une voix extasiée murmura :
    — Regardez la fusée !
     
    Nicolas Arapoff regarda la fusée qui éclatait en météore sur le fond velouté de la nuit. Dans une clarté irréelle, la pente de sable se précisa violemment, glacée de neige, creusée de trous, raturée d’ornières. Protégés par le bord surélevé de la berge, les hommes s’étaient affalés dans un grand désordre de fusils et de vêtements.
    — Qu’est-ce qu’on attend ?
    — Ils ne tirent plus.
    — Ils sont à douze cents pas de nous.
    — Penses-tu ?
    — V’là que j’ai envie de pisser !
    — Ah ! ils sont vernis, les hussards !
    Nicolas sentait le froid de la terre à travers le tissu de son uniforme. Son corps était devenu un cœur énorme qui battait. Dans ses yeux, se figeaient des larmes de fatigue. Il scruta, autour de lui, ces faces tournées vers le sol, durcies et pâlies de peur. Tous attendaient et redoutaient le signal. Tous savaient que, d’une minute à l’autre, il leur faudrait risquer la mort, donner la mort. Pourtant, ils n’avaient pas des têtes de victimes, encore moins des têtes d’assassins. On leur avait commandé d’agir. Ils agiraient. Comme des travailleurs.
    Un sergent passa, courbé en deux, les genoux pliés. Il dit :
    — Alors, frères, vous êtes prêts ? Pour la foi, le tsar et la patrie !
    Sa voix résonnait drôlement dans le silence trop vaste. Nicolas songea : « Pour la patrie. Ni pour le tsar ni pour la foi. Mais pour la patrie. » Une émotion subite lui étreignit la gorge.
    — En avant !
    Tout au long de la berge, d’autres fantômes répétèrent « En avant ! » Il y eut un ridicule cliquetis de ferraille au bord de la rivière. Une écume noire se haussa vers le sommet de l’épaulement. Les pieds enfonçaient dans le sable. Les corps se cognaient. Les fusils servaient de bâtons. Qu’ils étaient donc pesants, irrésolus et maladroits, ces héros qui auraient dû voler vers la victoire ! Tout en gravissant la pente amorphe et froide, Nicolas voyait son voisin, enrhumé, déplumé, déprimé, un autre au petit visage de corne, embusqué derrière une barbe noire, un autre encore aux yeux globuleux, aux lèvres rongées de croûtes. Des faces nues, des poitrines, des bras, des cœurs, des ventres allaient s’offrir aux balles. « Pour la patrie, pour la patrie. »
    — Dépêchez-vous, fils de chiennes !
    — Allons ! Allons !
    — Érivadzé, où es-tu ?
    — Vos gueules !
    — Pourvu que les nôtres ne se mettent pas à tirer…
    Soudain, avant même de l’avoir prévu, Nicolas se trouva en plaine rase, dans une lueur d’au-delà qui ciselait toute chose avec férocité. Le talus s’était couvert d’hommes en marche. Au loin, on apercevait le flamboiement du village Kamion que cernaient les tranchées allemandes. L’ennemi ne tirait pas. Mais ce silence était bien la pire menace. Entraînés par leurs officiers, les grenadiers trottaient pesamment sur la terre détrempée. Les réseaux de fils de fer barbelés avaient été arrachés par l’artillerie. On cherchait les passes. Quelques balles sifflèrent. Mais nul ne fut touché.
    — Ils ont peut-être foutu le camp ? dit le voisin de Nicolas.
    — Raconte-le à ta grand-mère.
    — Tout de même, c’est pas normal…
    Ses paroles furent emportées par une détonation épouvantable.
    Derrière Kamion, les batteries allemandes ouvraient le feu contre les assaillants. Un rideau d’explosions coupa le monde en deux. Cloués sur place, annihilés, stupides, les grenadiers n’avaient plus de jambes. Devant eux, les obus pulvérisaient le sol avec un fracas de tonnerre, et d’énormes débris sautaient dans la fumée. Nicolas sentit un fragment de métal rouge et hurlant qui lui frôlait l’oreille. Une odeur nourrissante lui bourra la gorge. Il laissa échapper son fusil, le ramassa, jeta un coup d’œil sur ce tohu-bohu d’homuncules pitoyables que le cyclone cernait de toutes parts. Quelqu’un glapit :
    — Hourra !
    Des voix faibles, mal assurées, puériles, répondirent :
    — Hourra ! Hourra !
    La troupe oscilla comme une

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