Le Sac et la cendre
imbécile ! Tu te figures donc réellement que votre héroïsme mérite d’être pris en considération ? L’avenir, ce n’est pas toi qui le forges, à l’avant ; c’est moi qui le prépare, à l’arrière. Que les armées russes avancent ou reculent, perdent une ville ou en gagnent une autre, cela n’a exactement aucune importance sur le plan de l’Histoire. Que des milliers d’hommes, vêtus comme toi, se fassent écharper ou reçoivent des médailles, c’est un jeu d’enfant en marge de la vie nationale. La guerre n’est rien. Elle modifiera peut-être la ligne des frontières. Quelques villages allemands deviendront russes, quelques villages russes deviendront allemands. Mais la révolution, elle, ne se bornera pas à déplacer des poteaux rayés d’un bord à l’autre de la route. Elle transformera la face du pays et peut-être du monde. Elle amorcera une ère nouvelle pour l’humanité. Le véritable événement historique, ce n’est pas la guerre, c’est la révolution. Les faits marquants de notre époque ne sont pas la traversée des Carpates ou la délivrance de Varsovie, mais les indices de mécontentement, de trahison, de fatigue, qui, un à un, commencent à manifester. Les soldats, je me fous d’eux. S’ils sont assez sots pour se faire tuer, qu’ils persévèrent. C’est de l’intérieur que partira la vague.
Il se pencha vers Nicolas et continua de parler dans son oreille, avec une haleine chaude et courte :
— Chaque erreur du gouvernement amène de l’eau à mon moulin. Mes alliés, ce sont Raspoutine, l’impératrice, l’empereur, Soukhomlinoff, le grand-duc Nicolas. Tout le beau monde, quoi ! Je dois avouer qu’ils m’aident dans ma tâche, comme s’ils avaient reçu de moi des instructions précises. Parle-t-on beaucoup de Raspoutine parmi vous ?
— De temps en temps. Mais, en général, la politique ne nous intéresse pas.
— Elle vous intéressera. Elle viendra à vous, puisque vous ne voulez pas venir à elle. Elle aura le visage de la haine, de la honte, de la peur, de la maladie. Le peuple russe n’est pas encore assez malheureux. L’abcès n’est pas mûr. Mais il grossit à vue d’œil. Je le surveille. Miassoïedoff, employé au service des renseignements de la 10 e armée, est convaincu d’intelligence avec l’ennemi. C’était un familier du ministre de la Guerre et de M me Soukhomlinoff. Il expédiait aux Allemands des bulletins d’information sur les mouvements de nos troupes. Un bon point pour nous. L’ambassadeur de France obtient la grâce de Bourtzeff qui a traîné dans la boue l’empereur et l’impératrice. Un bon point pour nous. M me Vyroubova, qui protège Raspoutine, est victime d’un accident de chemin de fer. Les mauvaises langues affirment que, seule de tous les voyageurs blessés, elle recevra une pension. Un bon point pour nous. On apprend que Raspoutine, par l’entremise de l’impératrice, fourre son gros nez dans les affaires militaires. On le dit vendu aux Allemands. Un bon point pour nous. Les réfugiés affluent dans les villes. Un bon point pour nous. Les prix montent. Un bon point pour nous.
Il s’arrêta un instant, comme pour lire l’effet de ses paroles sur la figure de Nicolas. Puis, son visage chafouin et douloureux se jeta en avant. Il gronda :
— Il faut que vous perdiez la guerre. Il faut qu’on vous tue par milliers, que vous soyez mal nourris, mal soignés, que les munitions manquent, que les épidémies vous déciment. Tu repartiras pour le front ?
— Oui.
— Tu peux nous être très utile, là-bas.
— De quelle façon ?
— En propageant les nouvelles honteuses de l’arrière en distribuant des tracts, en sapant le moral de tes camarades…
— Ne compte pas sur moi, pour cette besogne, dit Nicolas.
— Mais tu n’as donc rien compris ? s’écria Zagouliaïeff. Autrefois, tu risquais ta vie pour tuer les valets du tsar, aujourd’hui, tu risques ta vie pour les protéger. Que se passe-t-il ? On t’a acheté ? Tu n’es plus avec nous ?
Nicolas gardait le silence. Alors, Zagouliaïeff changea de ton. Ses yeux devinrent fixes et liquoreux. Sa voix se nuança de tendresse.
— Je devine les motifs de ton hésitation, chuchota-t-il. Tu te dis : en travaillant pour la révolution, nous compromettons les
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