Le Sac et la cendre
doigts.
— C’est joli, dit-il, c’est neuf.
Entre ses paupières rapprochées, brilla un regard triste qui émut Tania. Elle aurait voulu tout lui donner : la nappe, les tasses, la maison. Elle pensait à Michel, privé des joies les plus élémentaires. Elle se sentait coupable d’exister.
— Ah ! dit-elle. Quand tout cela finira-t-il ? Quand reviendrez-vous pour de bon ?
À ce moment, Serge et Boris firent irruption dans la pièce et coururent droit sur Nicolas pour l’embrasser.
— M lle Fromont nous a permis de creuser une tranchée dans la cour, dit Serge. Il faut que tu viennes la voir.
— Oncle Nicolas a autre chose à faire que surveiller vos jeux, dit Tania.
— Rien qu’un petit peu. S’il ne vient pas tout de suite, le chien aura démoli la tranchée. Il est allemand. Nous le bombardons avec des boules de neige.
— Qui est le général parmi vous ? demanda Nicolas en bombant le torse.
— Moi, dit Serge.
— Et les troupes ?
— Lui.
Il désignait Boris qui suçait son pouce.
— C’est entendu, Excellence, dit Nicolas avec gravité. Je viendrai visiter vos positions avant la tombée de la nuit.
— Tu nous montreras aussi comment on monte à l’attaque.
— À vos ordres, Excellence.
Serge considérait son oncle avec ravissement. La joie et la fierté éclairaient le visage de l’enfant. Ses joues étaient rosies par le froid. Son regard étincelait de hardiesse. Enfin, un homme compétent s’occupait à son instruction militaire ! Il se mit au garde-à-vous et proféra d’une voix tremblante :
— Nous t’attendons à notre poste de combat. En avant, marche !
Et il sortit en claquant ses talons sur le parquet. Boris le suivit, le dos rond, l’œil éteint.
— Boris se tient mal, dit Tania d’un ton soucieux. Il a toujours l’air de dormir.
— Il réfléchit, peut-être…
— À son âge, dit Tania, on ne réfléchit pas, on rêve.
— Je crois, dit Nicolas, que je suis comme lui. Je ne réfléchis pas, je rêve. Souvent, cela vaut mieux.
— Tu veux vraiment les voir jouer à la guerre ?
— Je préférerais les voir jouer à autre chose.
Il se leva en s’appuyant à la table, prit ses deux cannes et se dirigea vers la porte en traînant les pieds. Tania marchait derrière lui, attentive à ses moindres gestes. Elle éprouvait un malaise physique à le savoir blessé. Elle avait peur qu’il proposât, un jour, de lui montrer ses cicatrices.
Dans le corridor, le valet de chambre les rejoignit.
— Allez chercher le manteau et la casquette de Nicolas Constantinovitch, dit Tania. Nous sortons.
— C’est que, justement, j’apporte une lettre pour lui, dit le valet de chambre en présentant à Nicolas une enveloppe posée sur un plateau d’argent. On vient de me la remettre.
Nicolas décacheta l’enveloppe, ouvrit le feuillet, et son regard courut droit à la signature : « Zagouliaïeff. » Il frissonna. Tout le passé se dressait en lui, d’un seul bloc, à la lecture de ce nom. Quelque chose de lourd, de révolu, d’inutile s’installait de nouveau dans sa tête. Comment Zagouliaïeff avait-il obtenu son adresse ? Il parcourut le billet :
Comme tu le vois , je suis bien renseigné sur les déplacements des camarades . Bien que tu n ’ aies pas jugé utile de me donner signe de vie depuis ta blessure , j ’ ai retrouvé ta trace et je veux te parler . Rendez-vous , aujourd ’ hui , midi , au Musée Trétiakoff , premier étage , en f ace du tableau de Répine représentant Ivan le Terrible devant le cadavre de son fils . Salutations .
Z AGOULIAÏEFF .
Machinalement, Nicolas regarda sa montre. Il était dix heures.
— Rien de grave ? demanda Tania.
— Non, non. Un ami me fixe rendez-vous pour midi…
— Tu ne vas pas y aller !
— Il faut que j’y aille, dit Nicolas. Mais je veux savoir d’abord ce qui se passe dans nos tranchées. J’entends le chien qui aboie. La bataille doit faire rage.
Il rit sans entrain, le regard clair, les sourcils immobiles, Tania lui serra la main :
— Quel bon garçon, quel bon garçon tu es !
Le valet de chambre apporta la capote et la casquette de Nicolas. Il coiffa sa casquette, jeta la capote sur ses épaules.
— Je te laisse, dit Tania. Quand tu en auras assez d’arbitrer le conflit, monte me voir dans
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