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Le Sac et la cendre

Le Sac et la cendre

Titel: Le Sac et la cendre Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Henri Troyat
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chances de la victoire, nous faisons le jeu de l’ennemi, nous trahissons non pas le tsar, mais la Russie.
    — Exactement, dit Nicolas.
    — Quand tu raisonnes ainsi, reprit Zagouliaïeff, tu oublies simplement que,  même sans notre intervention , la monarchie est perdue. Le trône s’écroule de lui-même. La pourriture est partout. Que tu le veuilles ou non, personne ne respecte plus la famille impériale. Les grands-ducs critiquent ouvertement la politique du tsar. Il y a dans tout cela une fatalité tragique. Une force qui nous déborde précipite le cours des événements. Puisque le tsar est condamné, mieux vaut en finir le plus vite possible. Si l’opération chirurgicale est rapide, notre pays guérira de la maladie. Si nous laissons traîner les choses, la Russie, empoisonnée, périra en même temps que le tsar. Ce n’est plus une question de politique, mais d’hygiène.
    Il semblait à Nicolas que quelque chose s’effritait, tombait en poussière au-dedans de lui-même. L’assurance de Zagouliaïeff était agaçante. On eût dit que cet homme n’était jamais seul. Derrière lui, veillaient des amis dévoués, aux faces grises, des historiens révolutionnaires, toute une foule obéissante. Il avait la vie profonde et lente de cette foule. Il était sûr de gagner.
    Une dame, coiffée d’un grand chapeau fait de fleurs, de voiles et d’oiselets assassinés, s’était arrêtée devant le tableau de Répine. Elle tenait par la main une fillette aux longues tresses raides. Elle disait :
    — Tu vois, c’est le tsar. Il a tué son fils dans un moment de colère. Maintenant, il le regrette. Regarde ses yeux.
    — Oui, maman.
    — Il a des yeux terribles. Ils sortent de la toile. Et le sang, tu vois le sang ?
    — Oui, maman.
    — Il coule. C’est admirable !
    Elle passa au tableau suivant :
    — Le retour du forçat. Toute la famille est là. L’homme entre. Ses proches sont gênés. Ils ne savent pas comment l’accueillir. Il y a eu un grand écrivain russe qui était forçat. Tu apprendras ça à l’école.
    — Ne t’obstine pas, dit Zagouliaïeff en posant sa main froide et moite sur le poignet de Nicolas. En favorisant les desseins de tes chefs, tu luttes contre le courant historique, tu nies l’enchaînement mécanique des faits. Tu perds ton temps.
    Nicolas songea confusément que Zagouliaïeff avait raison, comme toujours, mais, dans les circonstances présentes, la logique était dépassée. Depuis que la guerre avait éclaté, l’intelligence ne servait plus à rien. On décidait avec sa peau, avec son sang, avec son cœur, avec son ventre, avec tout, sauf avec son cerveau.
    — La patrie est au-dessus de tout, dit Nicolas. En s’appuyant sur la nation, en lui reconnaissant le droit d’exister et de se défendre, l’Internationale justifie mon attitude.
    — L’Internationale est morte, dit Zagouliaïeff.
    — Je fais la guerre, reprit Nicolas, en obéissant à mes convictions socialistes. Une nouvelle Internationale naîtra parmi les soldats russes vainqueurs des Allemands. Cette Internationale-là sera dure pour les hommes de ton espèce…
    — La nôtre, dit Zagouliaïeff en souriant, sera pleine de mansuétude pour les égarés de ton genre. Songe, Nicolas, que tu es isolé. La majorité du peuple est avec moi.
    — Aux armées…
    — Je ne parle pas des armées. Je parle de l’intérieur. Les ouvriers, les intellectuels, les jeunes recrues qu’on instruit en hâte, avant de les envoyer à l’abattoir, pensent comme moi. Et ce n’est qu’un début.
    — Je croyais, dit Nicolas, qu’au lendemain de la déclaration de guerre toute activité clandestine avait été suspendue.
    — La lune de miel du peuple et du tsar n’a duré que cinq mois. C’est fini. Dès le 8 janvier, à Pétrograd, on a découvert deux imprimeries clandestines. Quelques jours plus tard, le gouvernement dispersait la Société d’Études économiques. Les socialistes révolutionnaires participent aux commissions des hôpitaux et des bibliothèques pour le service des blessés. Ils retardent l’expédition des échantillons de littérature monarchiste et glissent dans les colis des brochures hostiles au régime. Dans les usines, dans les ateliers, dans les couloirs de la Douma, nos groupes ont repris leur travail. Tu es à la traîne. Tu

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