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Le Sac et la cendre

Le Sac et la cendre

Titel: Le Sac et la cendre Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Henri Troyat
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débarques d’un autre monde. Réveille-toi. Ouvre les yeux.
    Nicolas baissa les regards vers ses bottes cirées.
    — Ah ! tu as l’air malin, là-dedans ! dit Zagouliaïeff en touchant le tissu de l’uniforme.
    Nicolas éprouva une impression intolérable d’injure et de délaissement. Jusqu’à ce jour, il avait vécu en masse, avec un pullulement de petites consciences obéissantes autour de lui. Des hommes lui sortaient de partout. Il était d’accord avec eux. Il se reflétait en eux. Et voici que, subitement, il était seul. Seul à faire la guerre. Seul à croire qu’il gagnerait la guerre. Tous étaient de l’autre côté. Avec Zagouliaïeff. C’était impossible. Il rêvait. Violemment, il redressa la tête et regarda Zagouliaïeff en plein visage.
    — Tu ne m’as pas convaincu, dit-il. Je suis sûr que tu te trompes.
    — Bourrique ! dit Zagouliaïeff.
    La dame au chef emplumé revint sur ses pas et s’approcha de Zagouliaïeff.
    — Je ne vois pas le gardien. Pouvez-vous m’indiquer où se trouve le portrait de Pouchkine ? C’est pour ma petite fille, n’est-ce pas ?
    — Dans la première salle après l’escalier, dit Nicolas.
    La dame remercia et s’éloigna rapidement en roulant des hanches. Les tresses de la fillette sautillaient comme des serpents sur son dos.
    Nicolas fut attendri par le spectacle de ces visiteuses banales. En vérité, il était plus proche d’elles que de Zagouliaïeff. « Elles aiment la peinture. Elles sont fières de tout ce qui est russe. Je me bats pour défendre les toiles de maîtres, les livres, la musique, les paysages. Je me bats pour Pouchkine, pour Dostoïevsky, pour Gogol, pour Répine, pour Glinka, pour le Kremlin. » Une exaltation facile tremblotait dans son cœur. Cette première sortie l’avait affaibli. Il dérivait tout entier entre des falaises verticales de tableaux aux couleurs vives, aux cadres d’or. Un archidiacre, le tsar, la tsarine Sophie, Léon Tolstoï, des inconnus sans épaisseur, tenaient conseil dans le silence. Il frémit et se sentit devenir petit et nu devant cet aréopage solennel. L’odeur de la cire à parquets lui donnait la nausée.
    — Il faut que je rentre, dit-il. La tête me tourne. Je suis fatigué.
    — Soit, dit Zagouliaïeff. Mais nous nous reverrons.
    — Bien sûr.
    — Tu changeras d’avis.
    — Non.
    Dans l’escalier, il eut un vertige et crut qu’il allait tomber. Zagouliaïeff le maintenait fermement par le bras.
    — Appuie-toi sur moi, disait-il.
    La rue Lavrouchensky était ensevelie sous une neige légère. Des traîneaux noirs attendaient à la porte de la galerie Trétiakoff. Les cochers criaient :
    — Par ici, barine, par ici ! Vous serez rendu en un clin d’œil !
    Ils s’installèrent dans un traîneau.
    — Rue Skatertny. Mais passe par la place Rouge, dit Nicolas au cocher.
    — C’est un sacré détour, barine.
    — Tant pis pour le détour.
    Lorsque dans l’atmosphère gris-mauve, pailletée de froid, se détachèrent les créneaux et les coupoles du Kremlin, Nicolas eut un sourire étrange, regarda Zagouliaïeff, et murmura :
    — Cela va mieux.
     
    Après le déjeuner, Nicolas demanda à sa sœur la permission de se retirer dans sa chambre. Dès qu’il se fut étendu, tout habillé, il sombra dans un sommeil sans rêves. Mais, vers cinq heures, un bruit de voix et de rires interrompit son repos. Les invités étaient là. Ayant remis de l’ordre dans sa toilette, Nicolas descendit au salon, Aussitôt, il fut pris dans un tourbillon.
    Une Lioubov inconnue, rafraîchissante, parfumée, s’abattit sur sa poitrine avec des roucoulements de colombe. Elle criait :
    — Mon frère, mon petit frère, quelle joie de te revoir ! Tu sais, l’uniforme te va à ravir. C’est fou ce que tu es séduisant depuis que tu as un peu maigri ! Toutes les femmes de Moscou vont être éprises de toi. Moi la première ! Moi la première !
    — Nicolas, ne reste pas debout, disait Tania.
    Le mari de Lioubov poussait un fauteuil vers Nicolas et susurrait :
    — Je m’appelle Prychkine. Je serais si heureux que vous veniez nous applaudir… ou nous siffler, héhé ! dans notre spectacle !
    — Tu ne reconnais pas Eugénie Smirnoff ? demandait Tania. Mais si, vous vous êtes déjà rencontrés chez moi…
    Et une créature potelée, au

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