Le Sac et la cendre
menton ravalé, au nez en mie de pain, souriait à Nicolas en montrant ses gencives roses :
— Tania était si inquiète à votre sujet ! Que de fois nous avons parlé de vous en ourlant des chemises pour nos chers soldats !
— Je te présente notre grand écrivain et notre bon ami, Arkady Grigorievitch Malinoff, dit Tania.
Nicolas serra la main d’un petit homme blafard, à la barbe blonde et aux yeux bleus. Cette figure ne lui était pas étrangère.
— Il me semble vous avoir déjà vu, dit-il.
— C’est probable, dit Malinoff. Je sors beaucoup. Fréquentiez-vous les milieux littéraires, avant la guerre ?
— Ma foi, non.
— Nicolas était un sauvage, proclama Tania avec fierté.
— Je le suis encore, dit Nicolas.
— Comme vous avez raison ! dit Malinoff en faisant une grimace de dépit supérieur. Notre meilleur ami, c’est encore nous-mêmes. Savez-vous que je viens d’être nommé correspondant de guerre ?
— Comment ? s’écria Eugénie Smirnoff. Et je n’étais au courant de rien ?
Elle rougit violemment.
— Je l’ai appris ce matin même, ma chère, dit Malinoff. Dans une quinzaine de jours, je partirai pour une tournée d’information sur le front.
— Soyez prudent, Arkady, murmura Eugénie Smirnoff.
Puis, elle regarda Nicolas, se troubla et ajouta précipitamment :
— Enfin… dans la mesure du possible…
— Aurez-vous le droit de choisir les unités que vous visiterez ? demanda Tania.
— Je l’ignore, mais j’essaierai, répliqua Malinoff avec componction.
— Si vous pouviez vous rendre auprès des hussards d’Alexandra, vous verriez mon mari et mon frère Akim.
Malinoff tira un carnet et un crayon de sa poche, inscrivit quelques mots au vol, referma le carnet et prononça précieusement :
— Comptez sur moi, Tatiana Constantinovna. Je tenterai l’impossible pour satisfaire votre désir.
Puis, il se tourna vers Nicolas et lui sourit d’un air entendu :
— Les femmes s’imaginent qu’on obtient ce qu’on veut des autorités militaires. Vous avez été blessé sur la Bzoura, m’a-t-on raconté ?
— Oui.
— Eh bien ? Le moral des troupes ?
— Je ne peux vous parler que de mon régiment, dit Nicolas. Nous devions être relevés après quinze jours de tranchées, lorsque nous avons reçu l’ordre d’attaquer le village Kamion. Personne n’a protesté.
— Vous êtes monté à l’assaut ?
— Avec mes camarades, oui.
— Et… et vous avez pris les tranchées allemandes à la baïonnette ?…
— Oui…
Il y eut un silence. Le visage de Malinoff exprimait la réprobation.
— C’est affreux ! gémit Eugénie Smirnoff, dont les yeux s’emplirent de larmes.
Tania lui serra la main pour la réconforter.
— Nous devons nous incliner très bas, dit Malinoff, devant les braves soldats qui versent leur sang pour défendre la culture et le sol de la mère patrie. Si le gouvernement était aussi digne d’admiration que les troupes dont il dispose, les opérations tourneraient rapidement à notre avantage.
Nicolas considéra avec inquiétude ce petit homme propre, blond et péremptoire. Comment se faisait-il que Malinoff fût, lui aussi, hostile au gouvernement impérial ? Il n’était pourtant pas un révolutionnaire comme Zagouliaïeff. Du moins, il n’en avait pas l’air.
— Cette guerre est un crime, reprit Malinoff.
— Seriez-vous pour la paix séparée ? demanda Nicolas.
— Jamais de la vie ! s’écria Malinoff. Mais le changement de régime est le seul moyen d’éviter la paix séparée. Nous sommes conduits par des incapables. L’impéritie des pouvoirs publics était grave en temps normal, elle devient catastrophique en temps de guerre. Les civils ne méritaient peut-être pas autre chose qu’un Nicolas II, mais les soldats ont prouvé par leur héroïsme que ce chef n’est pas à leur taille. Ils veulent autre chose qu’un tsar débile, soumis à la double influence d’une femme nerveuse et d’un moine défroqué.
— Les soldats, dit Nicolas doucement, ne demandent pour l’instant que des munitions, du ravitaillement, des transports convenables.
Malinoff lui jeta un regard sévère :
— Vous n’allez pas prétendre qu’ils manquent à ce point de conscience politique ?
Nicolas était agacé d’entendre cet écrivain aux mains fines célébrer les vertus et
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