Le Sac et la cendre
les exigences des soldats.
— Je crois, dit-il, que les soldats, que vous aimez tant, vous sauraient gré d’employer votre énergie à des fins autres que politiques. Chacun sa besogne. Laissez-nous faire notre travail honnêtement. Et faites le vôtre de même. Nous avons juré de nous battre jusqu’au dernier pour défendre notre pays. Aidez-nous donc à nous battre, en nous envoyant régulièrement ce dont nous avons besoin, c’est-à-dire non des paroles de discorde, mais des fusils, des mitrailleuses, des canons, des obus, des grenades, du pain, des médicaments. Plus tard, lorsque nous aurons écrasé l’Allemagne, il sera temps de reprendre la discussion au point où nous l’avons interrompue avant la déclaration de la guerre.
— Vous accordez un sursis au tsarisme raspoutinien ?
— Ma foi, oui.
— Et vous estimez que le tsarisme raspoutinien mérite ce sursis ?
— Je choisis le moindre mal.
— Mais, mon pauvre ami, glapit Malinoff d’une voix aigre, vous signez votre arrêt de mort. Ce matériel que vous réclamez, vous ne l’obtiendrez jamais tant que les ministres actuels seront au pouvoir !
— On peut changer les ministres prévaricateurs et renvoyer les mauvais généraux, sans pour cela renverser le tsar.
— Et si le tsar, ou plutôt la tsarine, refuse de les renvoyer ? Si Nicolas II est à ce point obnubilé par les rêveries de sa femme, qu’il préfère voir crever son peuple que de causer la moindre peine à son épouse, à Raspoutine, à toute la clique des illuminés et des espions ?
Devant ce déferlement de paroles, Nicolas ne trouvait plus d’arguments pour défendre sa thèse personnelle. Si les intellectuels et les bourgeois partageaient les idées des révolutionnaires, tout espoir de lutter contre leur mécontentement devenait illusoire. Il n’y avait qu’un point, en somme, sur lequel Zagouliaïeff et Malinoff ne fussent pas d’accord. Tous deux exigeaient l’abdication de Nicolas II et l’institution d’un régime républicain en Russie. Mais, pour Malinoff, ce bouleversement politique était la seule chance d’éviter une paix séparée, et, pour Zagouliaïeff, la seule chance de l’obtenir. Le premier souhaitait une révolution qui hâterait la victoire de l’armée russe, le second espérait une défaite russe qui hâterait la révolution. D’ailleurs ces êtres, si différents par leur nature et par leurs convictions profondes, prônaient-ils la même forme de révolution ? Non, la révolution de Zagouliaïeff n’était pas la révolution de Malinoff. La révolution de Zagouliaïeff était faite de sang, de violence, d’injustice et d’héroïsme populaire. La révolution de Malinoff était légale, avec des manchettes empesées, des discours, des motions, de belles barbes odorantes et des signatures sur du papier glacé. Il y avait là un malentendu tragique. La Russie entière vivait sur ce malentendu. Pour une erreur de vocabulaire, tout le destin du pays se trouvait engagé à faux. Et personne n’osait le comprendre et le dire.
— Écoutez, murmura Nicolas, il ne faut pas parler de la révolution à la légère. Une armée qui se bat ne peut pas continuer à se battre avec une révolution dans son dos. La révolution ne se fait pas avec des parlementaires, mais avec la rue…
— Nous avons des parlementaires qui sont amis de la rue, dit Malinoff. J’ai soupé dernièrement avec Kérensky. Cet homme m’a simplement bouleversé. Son éloquence, se gentillesse, sa charité naturelle trouvent un écho dans le peuple comme dans les milieux cultivés. Il est tenace. Il est aimé. Il aboutira.
— À quoi ?
— À renverser le gouvernement actuel et à le remplacer par un autre gouvernement, qui exprimera la volonté populaire. À doter la Russie d’une constitution. À démocratiser toute la machine administrative. À octroyer les libertés qui s’imposent…
— En pleine guerre ?
— Sans doute. Kérensky voyage beaucoup. D’un bout à l’autre de la Russie, il propage l’espoir d’un renouveau possible.
— Pourvu qu’il n’arrive pas trop tôt en première ligne, dit Nicolas.
— Pourquoi ?
— Parce que, grâce à ses beaux discours, il aura tôt fait de démoraliser les soldats. Ils oublieront de se battre pour chercher au nom de quoi ils se battent. Ils ne penseront plus à
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