Le salut du corbeau
rivalité entre vous et les affrontements de plus en plus dangereux qui en ont découlé. Mais il y a eu bien d’autres choses. Les routiers de James de Pipe, pour ne citer que ceux-là.
— Vous vous êtes interposé entre eux et moi comme le héros d’une fable. Vous croyez-vous invincible, ou quoi ?
— Non. La plupart des actes de courage sont irréfléchis. Celui-là en était un exemple patent. D’un autre côté, quelque chose m’avait déjà assuré que la partie était gagnée.
Lionel sourit. Louis demanda :
— Que leur avez-vous dit pour les arrêter ?
— Je leur ai simplement révélé ta fonction.
— Sans blague.
— Si, si, je t’assure.
— Eh ben, ça, c’est le comble !
— Je ne te le fais pas dire. Bien… Contrairement à ce fâcheux incident, chaque détail de la longue démarche dont nous parlons a dû être soigneusement planifié. Une condition s’appliquait pour que la collaboration de l’abbaye me fût acquise : advenant votre trépas, à toi et à ton épouse, et en l’absence d’un héritier légitime, le domaine et le village devaient être remis à Sylvestre de la Cervelle, alors propriétaire de l’abbaye de Vaudry. Un homme que mon abbé tient en haute estime.
— Sylvestre de la Cervelle ? N’est-ce pas l’évêque de Coutances ?
— C’est lui-même.
— Mais il est du parti de France.
Lionel sourit.
— Je sais. Avant d’être nommé évêque, peu après l’avènement du roi de France, il fut son aumônier, alors qu’il était encore duc de Normandie.
— Diable.
— Il s’agissait en fait d’une sorte d’hommage visant à vous protéger en cas de coup dur de la part du Navarrais, ce qui n’a pas manqué de se produire depuis que tu as assisté au couronnement du roi de France. Le Navarrais a eu beau avoir signé traité par-dessus traité avec le roi et lui avoir prêté serment, il n’a pas hésité à se parjurer encore. Vu tes allégeances passées, d’aucuns auraient encore pu te considérer comme un traître et te faire arrêter.
— Est-ce à cause de toutes ces manigances que je n’ai plus jamais entendu parler de lui ?
— Cela y a certes contribué, oui. Quoi qu’il en soit, c’était la seule chose à faire. J’ai quand même été soulagé de vous voir assister au sacre du Valois.
— Qu’en sera-t-il de la condition de l’évêque, maintenant, si j’ai un héritier ?
Le sourire de Lionel s’accentua.
— Rien du tout. C’est le plus beau de l’affaire. Si tu as un héritier, le domaine lui reviendra à lui, un point, c’est tout.
— Et Jehanne ?
Le bénédictin reprit subitement son sérieux.
— Elle était notre rédemption. Sans le savoir, elle a agi au nom du Seigneur pour nous guérir tous les deux, d’abord par son enfance, ensuite par celle d’Adam qu’elle nous a apporté.
— Je ne comprends pas.
Une voix du passé resurgit :
« Si vous êtes venu jusqu’ici pour empêcher mes fiançailles avec elle, vous perdez votre temps. Je m’y soumets de par la volonté du roi. Allez donc traiter avec lui », avait dit Louis. « Je n’en ai nul besoin », avait répondu le moine.
Le Louis du présent dit :
— Attendez. Oui, je comprends. Un peu. Vous aviez déjà traité avec le roi.
Le père Lionel but une gorgée de vin.
— Plus j’en bois, meilleur il devient. C’est vrai que ça fait du bien… Oui, j’avais tout arrangé. C’est lors d’une audience avec la reine à Estella que j’ai pu la convaincre d’écrire au roi afin de lui proposer cet arrangement pour vous deux, comme son droit de chambellage* l’y autorisait. Tu n’es pas sans savoir que l’un des gestes les plus admirables de charité chrétienne de la part d’un seigneur est de doter une fille pauvre pour qu’elle puisse se marier. Lorsqu’une telle suggestion émane d’un homme de Dieu venu d’une abbaye aussi prestigieuse que la mienne, il est plutôt mal perçu d’y rester insensible. Il en va de même de nombre d’autres démarches.
Louis tentait d’assimiler la portée qu’avait pu avoir ce complot. La tête lui tournait.
— Alors… pendant toutes ces années, vous vous êtes joué de nous ? Je n’aurai donc été qu’un abruti de pion dans votre jeu ?
— Ce n’était pas mon jeu, mais le tien, et c’est entre Dieu et toi que la partie se jouait. Si tu étais un pion, j’en étais un aussi. Je n’ai fait qu’exploiter sans remords aucun la convoitise de
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