Le salut du corbeau
et la lui jeta sur les épaules. Louis tourna lentement la tête pour le regarder depuis l’abri de son état crépusculaire. Il ne dit rien et s’éloigna tout de suite en trébuchant comme un portefaix trop chargé.
— Du bon vin chaud coupé d’eau. Voilà ce qu’il nous faut à tous les deux, dit Lionel, qui s’affairait nerveusement tout en continuant à emplir le silence trop lourd avec de menus propos. La très sage Hildegarde de Bingen affirme qu’il n’y a rien de tel pour euh… pour des gens qui se trouvent dans notre situation.
Louis s’assit précautionneusement au bout de son grand fauteuil, tourné en direction du feu, pendant que Lionel disait :
— Je suis un vieil homme, désormais, mais qu’est-ce que ça peut bien faire ? Je ne le sens plus. Comme c’est étrange. J’avais pourtant appréhendé l’inverse.
Louis ne le quittait pas des yeux. Il écoutait.
— Tu es là et avec toi vient le printemps. Les écorces ont beau être épaisses, elles n’empêchent pas les surgeons de pointer. Comme le dit le proverbe : « La vieillesse, c’est l’hiver pour les ignorants et le temps de la moisson pour les sages. »
Ils attendirent que le vin se mette à frémir dans son petit chaudron en cuivre ; Lionel en versa une louchée dans un bol. Il l’apporta à Louis qui le prit machinalement. Le bénédictin baissa les yeux sur l’homme silencieux et dit :
— Un jour, il y a douze ans, c’est toi qui m’as accueilli de cette façon, avec du vin chaud.
— Je m’en souviens.
Louis porta le bol à ses lèvres tandis que le moine prenait place sur un tabouret presque en face de son fils. Il lui demanda doucement :
— Tout est à revoir, n’est-ce pas ?
Louis, un instant saisi, finit par acquiescer. Il abaissa le bol fumant sur ses genoux.
Oui, tout était à revoir : sa vie entière avait du jour au lendemain complètement basculé et changé de perspective. Il découvrait que, pendant toutes ces années, il avait eu une vision biaisée de sa propre existence, comme s’il l’avait vue à travers un verre déformant. Il savait qu’il allait devoir un jour reprendre ses souvenirs un à un et en défroisser les enluminures afin de pouvoir enfin les voir tels qu’ils étaient en réalité.
— Plus tard. Peut-être. J’aimerais dormir.
— Louis, j’ai à faire le même travail que toi. Comme tu peux le voir, j’en ai perdu le peu de sommeil que je pouvais avoir. Cela me fait peur. Aide-moi, je t’en prie.
Un peu de vin se répandit sur les genoux de Louis. L’étoffe humide de ses chausses s’en abreuva et rien n’y parut.
— Je comprends maintenant pourquoi il ne voulait pas de moi à l’église, dit-il, comme au hasard.
Lionel ne demandait pas mieux que d’emboîter le pas :
— C’est vrai. Il voulait éviter que tu sois mis en présence de quoi que ce soit qui pût m’évoquer. La famille a tout fait pour que mon idylle avec ta mère ne se poursuive pas en dépit des murs qui nous séparaient. Les murs d’une abbaye sont trop poreux. Mais ce n’est pas tout : il ne pouvait se passer de ton soutien, toi qui fournissais à la boulangerie le travail d’un adulte. Ah, même lui ne pouvait nier que tu étais bien un Ruest de la trempe de l’aïeul : tu as su survivre. Ce qui n’était pas mon cas. J’ai dit un jour que je n’étais pas fait pour vivre dans le monde. Toi non plus, tu n’es pas fait pour ça. Vois comme nous nous ressemblons. Mais toi, au moins, tu t’es battu à ma place.
Il soupira et se frotta un œil d’une main gourde.
— Ce que Firmin craignait plus que tout, c’était que l’abbé lui demande de te confier au monastère. Les généreuses donations consenties à l’abbaye au fil des ans par la famille rendaient la chose possible. Car, comme tu le sais, la vocation n’est que rarement accessible aux personnes moins bien nanties.
— L’abbé m’a offert de prendre l’habit. Par deux fois.
— Je sais. Mais cela m’étonnerait que les offrandes aient été la seule motivation du père abbé. Les choses n’étaient plus les mêmes chez nous sous la gérance de Firmin. Ses dons à lui, il les faisait à Bacchus, et notre famille avait déjà éclaté. Je serais plutôt porté à croire que l’abbé a simplement voulu faire en sorte que tu me reviennes. J’eusse été le plus heureux des hommes.
Louis se mit à se gratter nerveusement l’avant-bras droit. Sa main gauche tremblait. Il
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