Le salut du corbeau

allée se perdre dans le réfectoire sans que j’en aie rien su ? Dieu ! ce que j’ai pu être un archer médiocre. Mais je voulais tant apprendre. Pour toi. En dépit de ses airs bourrus, le frère Pierre s’est toujours montré d’une patience admirable avec moi, même lorsque j’ai tenu à poursuivre les leçons longtemps après ton départ. Maintenant, je m’en tire plutôt bien avec l’arc.
    — La tiare… Celle qui est tombée au pied des murs à l’abbaye, lorsque j’étais captif des Pénitents… C’était aussi vous ?
    — Oui, c’était moi. Je me suis faufilé à la sacristie à l’insu de tous et je l’ai dérobée. Je ne pouvais supporter de te voir souffrir ainsi et j’ai cherché à amadouer tes ravisseurs avec cet appât d’une grande valeur, qui aura au moins temporairement détourné leur attention de toi. L’abbé a tout de suite deviné que j’étais responsable de ce vol, mais il a prétendu l’ignorer et a fait en sorte de mener l’enquête jusqu’aux oubliettes. Je n’ai jamais été puni. Mais ce n’est pas tout. Firmin a lui aussi deviné que c’était moi qui l’avais jetée par-dessus le mur.
    Ce souvenir fit resurgir entre eux un nouveau flot d’images qui les étourdit tous deux, et ils se turent un moment pour siroter leur vin.
    Lionel revit le visage de son frère qui, vieilli avant terme, lui demandait : « Pourquoi t’es-tu laissé faire ça ? » Par cette question, Firmin avouait son regret de lui avoir ravi sa femme, de même que son avenir. Lionel secoua la tête et dit :
    — Je n’excuse aucunement le comportement de Firmin. Mais je crois que nous faisons erreur en l’accusant d’avoir été mauvais. Tout comme toi tu fais erreur de t’accuser toi-même. Cela ne peut que nous mener à une impasse. Ce fardeau n’était pas le sien. Cette nuit-là… sa dernière, j’ai dû l’appeler « mon fils », lui… J’étais alors loin de me douter que le Seigneur me réservait une autre épreuve, bien pire, celle-là.
    — Moi.
    Il acquiesça.
    — Oui, toi. L’abbé savait déjà que tu étais derrière toute l’histoire. Il savait très bien ce qu’il faisait, et ce risque a dû lui peser grandement. Lorsque tu as enlevé ta cagoule, que je t’ai vu, j’aurais pu essayer d’arrêter ta main et tout te dire, puisque ta mère n’a pas eu le temps de le faire. Or, j’ai choisi de garder le silence.
    — Ça n’aurait rien changé.
    — Sans doute que non. Il convenait que Dieu te laisse assumer Son rôle afin que mon frère et moi soyons tous deux frappés au cœur par celui que nous avions d’abord frappé, nous. Quant à moi, je l’ai accepté.
    — À quoi bon parler de tout ça ? demanda Louis sans conviction.
    — Parce que tu en es venu à te croire responsable, toi, de tout ce qui est advenu.
    — Je ne comprends pas.
    — Tu es persuadé d’avoir mérité tout cela et que ta mère a été maltraitée par ta faute.
    Le regard fuyant, Louis haussa les épaules.
    — Je dirais même que tu es allé jusqu’à te persuader que c’est toi seul qui t’es fabriqué un sentiment de culpabilité, lequel est devenu, sans que tu le veuilles, un parfait substitut de Firmin. Par lui, l’influence de Firmin demeure agissante encore aujourd’hui. Est-ce que je me trompe ?
    Louis ne sut que répondre. Il avait la vague impression que tous ces aveux eussent dû le rasséréner, le libérer enfin, et que la venue d’un vrai père aimant dans sa vie d’homme mûr eût dû le troubler.
    Mais il ne se passait rien. Le brouillard, qui n’était plus visible, semblait s’être retiré à l’intérieur de lui.
    — Qu’importe, puisque le mal est fait. Il est en moi et je ne sens plus rien, dit-il.
    Il se rendit alors compte qu’il ne savait plus qui il était. Il n’y avait qu’un jeune garçon solitaire qui vivait en marge du monde, toujours avec cette envie de frapper, de broyer.
    Il déclara :
    — J’ai une de ces peurs, j’ai vraiment… peur d’être en train de devenir fou.
    Le regard toujours fuyant, il retroussa sa manche afin d’exposer un petit tatouage rouge en forme de hache. Il y posa une main gauche crispée dont les ongles tracèrent par-dessus des griffures sinueuses. Lionel posa son bol précipitamment et se leva. Il emprisonna dans les siennes les deux mains de son fils.
    — Non, arrête, dit-il.
    La main gauche de Louis tressautait dans la sienne.
    — Je sais très bien ce que tu essaies de