Le salut du corbeau
Thierry !
— J’ai aussi monté deux peaux cirées sur des cadres ronds, dit Louis. Ça fait comme de grosses soucoupes. Qui veut en jouer ?
— Moi ! Et je suis prêt à provoquer en duel quiconque osera me contester ce privilège, clama Lionel en allant décrocher sa houppelande de l’une des chevilles du mur près de la porte.
— J’aimerais y aller aussi, dit Jehanne.
— Vous en êtes certaine ? lui demanda son mari.
— Je me sens mieux et le grand air me fera du bien.
— Dans ce cas, allez voir dans mon coffre et prenez-y de mes chausses. C’est plus commode pour marcher dans la neige.
— Voyons, ce n’est pas convenable, protesta Margot.
À la vue du visage de Jehanne qui rosissait déjà de plaisir, la domestique n’eut pas le cœur de pousser plus avant ses réflexions sur le comportement correct d’une noble dame. Louis se tourna quand même vers la servante et dit :
— Je sais. Ce sont les habits d’un homme. Pire encore, ceux d’un bourrel*. Mais je ne fais que les prêter à celle qui partage déjà mon lit.
— Oh !
— Tu crois peut-être que les arbres vont en être scandalisés ? Personne d’autre que nous ne va dans ce bois.
— Je… Bon, alors faites comme si je n’avais rien dit. Cependant, Jeannette, il faudra me laisser en faufiler les rebords ; ils seront beaucoup trop longs.
— Bien entendu, ma bonne Margot. Merci, tu penses à tout.
Il avait neigé la veille. Les nuages commençaient à s’amincir et bientôt le disque à peine doré du soleil en perfora le tulle argenté afin de passer par une déchirure. La neige conférait aux objets assoupis une forme insolite. Le plus insignifiant des buissons avait en une seule nuit changé d’aspect : arrogant sous sa chape de fourrure blanche, il attirait tous les regards.
Le cortège s’ébranla depuis la cour vers un pré que bordait le bois. Tandis que le père Lionel allait en tête de file avec sa traîne, Adam, qui tenait lui aussi à être devant, s’arrêtait sur la moindre bosse afin d’essayer sa luge. Jehanne et Louis fermaient la marche. Le géant s’était chargé de la seconde traîne, et ils bavardaient tranquillement. Venus on ne savait d’où, des flocons excités se déposaient sur leur chevelure pour y jouer. Jehanne sourit et dit :
— Je collectionne des flocons dans mes cheveux et des idées dans ma tête.
Elle se retourna vers la maison au-dessus de laquelle montait, docile, la fumée de l’une des cheminées.
— Il y a du monde qui est sorti, remarqua Louis. Je dirais Thierry, Toinot et Blandine.
— Je suis certaine que c’est pour se joindre à nous.
Le petit groupe atteignait l’orée du bois. Les diamants palpitant dans la neige éblouissante s’éteignirent un à un, solennellement, comme les lampions d’une chapelle. Tout près d’eux, un chêne qui n’admettait pas l’existence de l’hiver refusait avec obstination de se départir de ses feuilles.
Une autre surprise attendait la petite famille dans la colline. Une longue piste avait été aménagée sur la pente au bas de laquelle sinuait un ruisseau en sommeil. Louis avait secrètement dégagé un espace du moindre obstacle et avait piétiné la neige avec soin, au fur et à mesure qu’il s’en était accumulé depuis décembre. Il y avait sans relâche trimballé des seaux d’eau qu’il y avait versés afin de solidifier la couche durcie des rebords, dans les tournants, au bas desquels chaque nouvelle neige avait bien adhéré. Enfin, il avait clôturé les passages dangereux avec des pieux ou des murets de pierres grossièrement maçonnés dont la base avait été elle aussi poncée de neige durcie. Une telle piste était conçue pour changer le moindre paillasson écorché en bolide enivrant.
— Dieu du ciel ! dit le moine avec admiration.
— Attendez-moi, père Lionel ! appela Adam.
Le moine fut le premier à se lancer à la conquête de la pente. Il l’avait déjà dévalée à moitié lorsque la seconde peau cirée, qui contenait Jehanne, tournoya à sa rencontre, la jeune femme s’étant empêtrée dans la corde qui servait à la tirer. Louis, qui s’était pris les pieds dedans et avait trébuché, suivit tout le monde en bas sans véhicule. Il fonça sur Adam à mi-course et, d’un même élan, dans un entrelacement de bras et de jambes, ils s’en allèrent à la rencontre d’une bordure.
Lionel gravit la pente, écharpe jaune au vent tel un étendard, et se
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