Le salut du corbeau
corps qui se solda par une trêve. Le père et le fils, qui s’étaient l’un l’autre adoptés, s’étendirent côte à côte sur le dos au pied d’un grand pin. Un rayon cuivré du couchant fit scintiller une neige fine en suspension dans l’air telle une poussière d’étoiles. Ils la laissèrent leur chatouiller les yeux dans un bienheureux silence.
Pour la seconde fois de sa vie, Louis ressentit cette impression d’émerger, de vivre enfin. Il prenait subitement conscience d’une foule de petits détails qu’il n’avait jamais remarqués auparavant, de ces choses qui eussent dû s’accumuler sa vie durant pour composer d’heureux souvenirs. « C’est donc ça, vivre », songea-t-il. Ses années passées étaient un cloaque, elles se brouillaient sous ses yeux comme s’il les regardait à travers de l’eau croupie. « J’étais comme éteint », se dit-il.
À ses côtés, Adam dessina un ange en agitant les bras et les jambes.
*
Hiscoutine, été 1376
Les cueilleurs étaient éparpillés dans une grande clairière tout emperlée de pépiements d’oiseaux et dépouillaient joyeusement les fraisiers bas qui y rampaient au soleil. Les plants étaient si chargés de baies qu’il suffisait de glisser la main au hasard sous les feuilles pour atteindre presque à coup sûr une petite gemme rouge en forme de cœur.
— C’est la plus belle saison que j’aie vue depuis longtemps, dit Thierry.
— Je n’ai jamais passé autant de temps à faire des conserves depuis que nous avons quitté le Languedoc, renchérit Margot.
Blandine se passa la langue sur les lèvres.
— Songez à toutes les tartes, aux gâteaux…
— Aux beignets ! dit Adam, les joues gonflées par les petits fruits, dont certains n’étaient pas équeutés.
Il les dévorait à pleines poignées. Louis fit remarquer :
— Ça, ce sera s’il en reste, hein. Penses-tu que tu pourras nous en laisser ?
— Non, je vais manger tout mon seau. Regardez !
L’enfant culbuta presque dans son grand seau plein aux deux tiers qu’il transporta laborieusement jusqu’au maître pour le lui montrer.
— Il y a de la terre, là-dedans, petit homme. Veux-tu bien me dire ce que tu as fait ? demanda Margot.
— Bien, j’en ai mangé.
— Qu’est-ce que tu as mangé ?
— Ce n’est pas de la terre, c’est du pain d’épice !
— Miséricorde, quel bredi-breda*. Eh, ce nuage qui s’en vient me semble bien courroucé. Il a un ventre porteur d’orage.
— Nous ferions bien de rentrer, dit Louis. Allez, petit, donne-moi ton seau, que je trimballe tes cailloux, tes insectes et peut-être quelques fraises si nous avons de la chance.
— Je suis capable de l’emporter tout seul. Il n’y a pas d’insectes. Presque pas. Juste cette belle chenille. À la maison, je vais la mettre ailleurs.
— Ah oui ? Et peut-on savoir où au juste, mon chenapan ? demanda Margot.
Le gros nuage bleuté parut s’apercevoir de leurs intentions. Il en profita pour envahir le ciel jusqu’au-dessus des têtes couvertes de voiles ou de chapeaux de paille. Les premières gouttes glacées tombèrent en rendant un son mat. Immédiatement, un agréable parfum d’été monta à leurs narines pour se mêler au jus rouge des fraises. Les arbres exposèrent davantage le dessous argenté de leurs feuilles, et les graviers du sentier qu’ils empruntaient étincelèrent tout à coup comme des bijoux primitifs. Le petit garçon se détacha du groupe et se mit à danser. Il ressemblait à un pantin verni.
Louis rejoignit Adam afin de lui chuchoter quelque chose à l’oreille :
— Des vers pour la pêche.
— Oui !
Ils furent les seuls à rester derrière sous la pluie battante. Ils ne revinrent à la maison que le temps de prendre dans l’appentis leur fourniment de pêche.
Dès la fin de l’ondée, le soleil réapparut et dévoila d’innombrables diamants qui étaient accrochés aux feuilles lustrées tandis qu’ils marchaient en forêt. Louis commença à enseigner à Adam le nom de certaines plantes ainsi que leur usage. Il lui apprit à reconnaître les arbres par leur feuillage et leur écorce. Ils découvrirent ensemble quelques mystérieux terriers et des nids d’oiseaux dans lesquels, parfois, patientait un petit groupe d’œufs tachetés.
Lorsqu’ils atteignirent le ruisseau qui alimentait en vigueur une compagnie d’arbrisseaux, ils le longèrent jusqu’à un lieu où il s’élargissait et devenait
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