Le salut du corbeau
presque aussi creux qu’une petite rivière. La berge rocheuse avait pratiqué une large brèche dans l’antique forêt. Un soleil paresseux s’y attardait, les invitant à faire de même. Alors, sous prétexte qu’il leur fallait se sécher avant de rentrer, Louis choisit un secteur précis et déposa ses seaux pour débusquer une vieille barque sous les exclamations ravies du petit garçon. Ils s’y installèrent afin d’y passer le reste de l’après-midi.
À un moment, Louis posa sa canne au fond de la chaloupe et se leva. Il mit une main en visière pour regarder en direction de la berge.
— Tu as vu ça ?
— Quoi ? demanda Adam.
Il imita son père et se mit lui aussi debout, une main en visière.
— Une biche avec son petit. Là, dans ces buissons. Ils s’en venaient boire.
— Je ne vois que des bouhaureaux*.
— Ils n’y sont plus.
Sans prévenir, Adam donna une secousse brutale à l’embarcation et manqua la faire chavirer. Louis perdit l’équilibre. Il tomba à l’eau à la renverse en faisant force éclaboussures, accompagné des vociférations des malards et du rire guttural de l’enfant qui restait seul, plié en deux, dans la barque. N’y tenant plus, il s’accroupit et se laissa lui aussi glisser dans l’eau claire afin d’y patauger jusqu’à son père, qui lui fit remarquer :
— On était presque secs.
— C’est pas grave, puisque vous savez nager aussi bien que moi. Vous avez appris où ?
— En tombant dans la Marne, quand j’étais gamin.
Il grogna et donna une volée de tapes à la surface de l’eau. Adam disparut sous une grande gerbe et, parce qu’il riait toujours, but la tasse. Les canards se regroupèrent et les laissèrent s’arroser l’un l’autre sous le regard indulgent de vieux saules penchés au-dessus d’eux.
Ils ne revinrent à la maison avec leurs prises qu’au coucher du soleil. Margot, qui s’était assise dehors, s’occupait d’équeuter des fraises que Louis avait cueillies. Le seau d’Adam attendait son tour, et l’enfant alla le chercher dans le but, avoua-t-il, de le montrer au moine.
— Père Lionel ! Vous avez vu toutes les fraises que j’ai ramassées !
— Oh ! mais c’est fantastique, ça, mon petit homme. Dis-moi, les as-tu toutes ramassées à toi tout seul ? Le champ doit être dévasté !
Adam gloussa de fierté, et Lionel murmura :
— Tout à fait entre nous, c’est ta chenille que je préfère.
Adam recueillit l’insecte qui, intrigué, s’enroula autour de son doigt.
— Elle est belle, hein ? Je vais aller lui cueillir un peu de laitue dans mon coin de potager.
— Pas si vite, petite canaille, dit Blandine en saisissant par le collet l’enfant grelottant mais excité.
Une fois la chenille mise en lieu sûr, Adam fut promptement débarrassé de sa veste alourdie par la baignade et maculée de terre. Jehanne s’émerveilla devant les trouvailles minérales dont son fils s’était rempli les poches pendant que, dans la chambre conjugale, Louis aussi se changeait. À présent entièrement nu, la peau chauffée au feu de l’âtre, Adam traînait derrière lui une caisse cabossée dans laquelle il avait emprisonné un chat scandalisé.
— Puis-je avoir une galette ?
Blandine accéda à cette requête d’une façon automatique. Le garçonnet, ravi, reçut une pâtisserie légèrement endommagée. Il l’engouffra en entier, et ses lèvres brillèrent de salive.
— Et aussi du blanc-manger ?
Jehanne jeta un coup d’œil à la porte fermée de la chambre et, tandis que Margot et Blandine bavardaient avec Adam, confia au moine :
— Comme il est différent. Ce n’est plus le même homme.
— C’est celui qui appartient à la vie. Celui qu’il était destiné à être et qu’il serait devenu avant s’il avait eu droit à l’enfance.
*
Il existait de ces lieux qui semblaient conçus pour être décoratifs et rien d’autre. On ne pouvait pas vraiment habiter ce genre d’endroits feutrés, où les conversations se faisaient d’elles-mêmes à voix basse. Par contre, il y avait beaucoup de véritables repaires pour familles nombreuses où les enfants régnaient en maîtres. Tout au long de l’enfance de Jehanne et de Sam, Hiscoutine s’était situé à mi-chemin entre ces deux extrêmes. Il y avait eu la tour pleine de chats, les leçons et les coups pendables de Sam ; des parties de colin-maillard ou de tables* ; mais il y avait aussi eu la guerre qui
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