Le salut du corbeau
les avait tous affectés à des degrés variables. Les nombreux émerveillements de l’enfance n’avaient pas vraiment eu la chance d’y prendre racine.
La nature d’Hiscoutine s’était radicalement modifiée avec l’arrivée d’Adam. Cela pouvait ne pas se voir de prime abord, et la seule présence de jouets n’expliquait pas tout. Mais, pour la première fois, on sentait que cette maison était faite pour accueillir des enfants. Adam les attirait et, contrairement à ce qui s’était passé à l’époque de Jehanne et de Sam, ils étaient portés à y rester plus longtemps. Sans qu’Adam n’eût rien à faire pour cela, le domaine devint peu à peu le refuge des tout-petits d’Aspremont. Il n’était pas rare qu’on vît des grands frères ou des grandes sœurs, ou encore des parents en train de remonter l’allée aux peupliers, en quête de l’un des marmots fugueurs. Le père Lionel se chargeait normalement de recevoir l’émissaire et de lui servir quelque rafraîchissement après sa longue montée.
Un beau jour de juillet, ce fut au tour d’un gros paysan de se présenter à la porte. C’était la quatrième fois en moins d’une semaine qu’il gravissait la colline et Lionel commençait à se demander si le bon vin de Louis n’expliquait pas son assiduité. Un gobelet fut néanmoins servi au visiteur.
— Sans vous mentir, mon père, c’est encore ma femme qui m’envoie. Une vraie géline*, celle-là. Elle m’aurait becqueté tant que j’aurais pas lâché ma bêche pour monter jusqu’ici.
— Vous pouvez d’ores et déjà rassurer votre brave épouse. Le petit Blaise est bien avec Adam et d’autres lutins. J’ai même eu la surprise de voir éclore parmi eux quelques fillettes. Bref, ils sont partis tous ensemble guerroyer de par le vaste monde… plus précisément du côté du champ de seigle.
— Eh bien, voilà ! Je lui disais aussi, à ma grosse Joséphine, qu’elle s’en faisait pour rien. Ils sont toujours à traîner chez vous. J’espère qu’ils ne vous dérangent pas, au moins.
— Pas du tout. Je dirais même que c’est tout le contraire, puisque ce sont les étourneaux saccageurs de récoltes qu’ils dérangent. Cela fait le bonheur du maître.
— Ah, les mères sont bien toutes pareilles.
— Sans doute parce que les hommes ne leur donnent pas l’occasion d’être autrement.
— Ouais… Parlant de récoltes, c’est miracle qu’il n’y ait pas eu de dégâts avec l’orage de la nuit dernière, hein ?
— Effectivement. Je rends grâces au Seigneur pour avoir daigné accepter notre procession des rogations*. Ces nuages en seront quittes pour nous avoir fourni une abondante matière à entretenir les conversations mondaines durant plusieurs jours.
Le paysan rit.
— C’est pas possible de parler comme ça. On dirait que vous faites exprès pour en rajouter. Mais le pire, c’est que vous me faites aimer ça !
— Le compliment fait honneur à celui qui le prononce, dit Lionel, alors que Jehanne, Margot et Blandine rentraient avec chacune un plein panier de légumes.
Elles saluèrent tour à tour le paysan qui se leva en vitesse et enleva son chapeau de paille pour répondre à leur salut. Il dit :
— Bon, c’est pas tout, ça, mais moi, faut que j’y aille. Merci pour le vin, mon père.
— Ce n’est pas moi qu’il faut remercier, mais le maître Baillehache.
L’homme eut un petit rire embarrassé.
— Ouais. Je lui dirai ma gratitude si je le vois.
Il remit son chapeau et sortit. Lionel remarqua avec un sourire en coin qu’il prit soin d’éviter de passer du côté du champ d’avoine où il avait aperçu Louis à son arrivée. Il ne tenait pas tellement à remercier un homme qu’il craignait.
Alors qu’elles s’occupaient à parer leurs légumes, Margot et Blandine observaient la scène qui se déroulait dans la cour depuis la fenêtre ouverte de la cuisine.
En compagnie d’une petite fille très blonde, Adam sauta en bas de la charrette que Louis avait stationnée non loin du lieu de leur activité, dont il restait d’ailleurs des traces autour de la bouche des deux enfants : comment résister à la crème glacée, surtout lorsqu’elle était constellée de petits fragments de fruits gelés dont certains ressemblaient à des grains de verre teinté.
Tout d’abord, Adam commença par presque inonder un petit tabouret branlant avec de l’eau savonneuse concentrée. Sous le regard scrutateur de son
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