Le salut du corbeau
n’avait pas émoussé son désir de se retrouver auprès de sa femme. Il avait envie de l’étreindre et d’entendre sa voix. Il se prit à réfléchir au corps de Jehanne. C’était le seul dont il pouvait dire qu’il connaissait tout, depuis la moindre tache de rousseur jusqu’aux fins poils blonds, à peine visibles, de ses avant-bras. Il savait aussi comment éveiller en Jehanne une volupté irrésistible, aussi naïve qu’au premier jour. Soudain, tandis qu’il marchait en direction du manoir dont les fenêtres en parchemin diffusaient leur carré de lumière chaleureuse et que ces pensées fugaces lui voletaient autour de la tête, il se rendit compte qu’Adélie s’était mise à marcher en sa compagnie. Il ressentit l’envie subite de parler de sa mère avec Lionel, de l’entendre lui raconter ce qu’avait été sa vraie vie, celle d’avant Firmin, et d’apprendre cette foule de menus détails qui avaient échappé à ses perceptions d’enfant. Il y avait de la musique dans sa tête. « L’amour de moi s’y est enclose dedans un joli jardinet », murmuraient ses souvenirs.
Il fut brusquement tiré de sa rêverie par l’abondante lumière de la grande pièce et par le joyeux tapage de conversations entremêlées. La maison était pleine de visiteurs, pour la plupart des habitants du hameau avec qui le père Lionel argumentait avec enthousiasme :
— Nenni, mon fils. Ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit. Mais, au-delà des lourdeurs de la doctrine et de versets bibliques numérotés avec soin, il y a ce petit enfant de Judée, couché dans une mangeoire.
La voix de Blandine s’éleva depuis la cuisine pour annoncer :
— Tenez, le bonhomme sept heures (64) qui est en retard. On ne peut pas dire que c’est un mari fidèle, un homme pareil.
— Bonsoir, dit Louis, qui dut creuser parmi les manteaux accrochés au mur près de la porte pour trouver une cheville où suspendre son floternel*.
Il chercha quelqu’un des yeux. Margot s’empressa de lui expliquer :
— Adam est à la tournelle. Il est avec le petit Blaise et sa sœur, vous savez, cette blondinette qui était ici hier. Une vraie beauté, cette enfant-là. Le gamin, lui, s’en va sur ses douze ans. C’est un bon petit gars, et bien responsable en plus. Il se charge de nous ramener notre lutin à la nuit tombée.
Louis fit un signe d’assentiment. Il fut rejoint par Jehanne, qui lui donna un baiser et l’étreignit d’un bras. De l’autre, elle tenait un bol de verre transparent qu’elle lui montra, rempli de fraises cuites dans du sirop au miel.
— On en mange à la cuiller. Regardez-moi ça ! De vrais bijoux ! Ce lui était un étonnement de voir évoluer Jehanne et Lionel. Comment réussissaient-ils à ne pas éparpiller leur énergie et leur temps avec tout ce monde qui sans cesse gravitait autour d’eux ?
Le souper fut à la semblance* de l’accueil que l’on avait réservé au maître de la maison. On ne se formalisa pas du fait qu’il ne participait guère aux conversations, car on s’y était depuis longtemps habitué. Calme et poli, il répondait aux rares questions qui lui étaient directement posées. Seuls quelques-uns remarquèrent qu’il jetait de fréquents coups d’œil à sa femme. Il avait tout du chat repu qui n’exigeait plus rien d’autre que des genoux sur lesquels se blottir.
Après un dernier gobelet d’hypocras*, il se leva. Plusieurs visiteurs firent hâtivement de même en interrompant leurs discussions, mais Louis les arrêta d’un geste de la main.
— Non, non. Vous pouvez rester. Mais vous m’excuserez si, moi, je me retire, même s’il est encore tôt. Je suis un peu tané*.
— Merci, maître. Alors, bonne nuit, dit l’un.
— Trop aimable, dormez bien, dit un autre.
Souhaits et remerciements se télescopèrent pendant plusieurs secondes au cours desquelles Louis garda la main levée et salua les villageois. Il remarqua que Jehanne prenait un bougeoir et se levait à son tour. Les souhaits de bonne nuit, émaillés de petits rires entendus, commencèrent à changer de cible. Lionel porta un toast aux hôtes et dit à Louis :
— Bonne nuit, mon fils.
— Merci, répondit Louis poliment.
— Tâchez de dormir au moins un peu.
— Mon père ! s’indigna Jehanne.
— Quoi ? Qu’ai-je dit ? demanda le moine polisson.
Au plus noir de la nuit, Louis se réveilla en sursaut. Quelque chose l’avait dérangé dans son sommeil et
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