Le salut du corbeau
amie, le garçon prépara un bout de roseau. Du savon dégouttait en moussant entre les interstices du tabouret. Adam forma dessus une grande demi-bulle en soufflant avec précaution dans son roseau.
— Bon, regarde bien. Fais attention de ne pas y toucher, recommanda-t-il à la fillette ravie.
Ils s’accroupirent pour étudier soigneusement la demi-sphère baignant dans son eau parfumée : de fascinants arcs-en-ciel y tournoyaient. La fillette demanda :
— C’est quoi, les couleurs dedans ?
— J’en sais rien. Mais regarde. Il va se passer quelque chose. Ça non plus, je ne sais pas ce que c’est.
En effet, de minuscules taches noires ne tardèrent pas à apparaître sur la surface de la bulle, dont les couleurs se mirent à ternir peu à peu.
— Tu vois ? Et ça s’agrandit, fit remarquer Adam.
Les couleurs s’agitèrent, désespérées. Les parois de la demi-sphère devinrent presque immatérielles. Sans avertissement, la bulle éclata avec un tout petit bruit. Les fragments en demeurèrent introuvables. La fillette essuya une larme savonneuse sur le bout de son nez. Adam dit :
— On dirait que ça vit et que ça meurt comme les gens, tu ne trouves pas ?
— Je n’aime pas ça, répondit la petite.
— Viens. Le père Lionel saura.
Le duo s’en alla trouver le moine qui était en train de cueillir de jeunes laitues.
Dans la maison, Blandine rit avec attendrissement.
— Les voilà qui s’en vont quérir notre bon père.
— Il fallait s’y attendre, répondit Margot. Celui-là, il a le tour d’apprendre les choses aux enfants. Il nous tourne cela d’une façon si intéressante que j’ai presque envie d’y croire.
— C’est bien vrai. J’espère tout de même que notre conteur n’oubliera pas de m’apporter de quoi faire mes salades avant de se perdre dans les siennes.
— Ouais, car comme on dit : « Qui vin ne boit après la salade est en danger d’être malade ! »
Mais, une demi-heure plus tard, le vin attendait toujours. Margot dut donc se résoudre à aller ramasser elle-même les laitues que Lionel avait oubliées entre deux rangs d’oignons. Elle dit à sa fille, qu’elle vint rejoindre à la cuisine :
— Le cher nettoyeur d’idées. Encore heureux que le maître n’y soit pas pour entendre ses calembredaines.
— Moi, je trouve que ce qu’il raconte n’est pas dénué de sens.
Dehors, le bras de Lionel effectua une lente rotation. Une bulle, prisonnière dans son anneau de fer-blanc poli, se libéra et voleta vers le feuillage dense d’un arbre.
— Mes précieux enfants, dit-il, n’oubliez jamais ceci : les bulles de savon sont faites pour voler. En l’air, elles ne meurent pas.
— Il y en a qui pètent quand même, dans les airs, corrigea Adam avec un pragmatisme dubitatif dont son père adoptif eût été fier.
Le religieux répliqua :
— Bien entendu, mais elles ne meurent pas. Elles s’en vont autre part, dans un pays très lointain. Nos yeux déficients ne peuvent malheureusement pas les y suivre.
Quand Lionel revint dans le potager, il se mit en quête de laitues qui n’y étaient plus. Rieuse, Blandine cogna sur le rebord de la fenêtre et s’éventa avec un bouquet de feuilles. L’air contrit, le moine s’en alla trouver les deux femmes.
— Quelle marmotte perfide a osé me dévaliser ainsi ? C’est scandaleux !
Blandine froissa une des grandes feuilles emperlées par l’eau de rinçage et la fit pénétrer dans la bouche du conteur en disant :
— Vous n’aviez qu’à ne pas laisser traîner le fruit de votre labeur, monseigneur de La Distraction.
La laitue, lentement grignotée par son extrémité opposée, finit par disparaître entre les lèvres de Lionel, qui répondit :
— Décidément, on m’accuse de maux plutôt charmants. Ah, chères amies, j’ai beau oublier que je me fais vieux, comment pouvez-vous m’en tenir rigueur ? Un devoir cent fois plus périlleux que la cueillette m’incombait : Adam et sa copine ont assisté à l’agonie d’une bulle de savon. Comme elle peut être cruelle parfois, cette soif d’apprentissage de l’enfance !
*
Hiscoutine, le lendemain soir
La fraîcheur apportée par le crépuscule allégeait bien un peu l’air, mais elle se trouvait incapable de soustraire un homme à sa lassitude. Louis referma la porte du moulin dont le ventre inactif attendait la moisson pour sa prochaine mouture.
Une pleine journée passée aux champs
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