Le salut du corbeau
fleurdelisé. Tenez… Et pour ce qui est de votre requête faite au gouverneur, la réponse est non. Il est hors de question que vous preniez votre retraite ; le bayle* a hélas trop besoin de vous.
Le pli décacheté reposait à présent sur la table devant Louis, qui le regardait pensivement sans le voir. Le sceau ressemblait à un galet cassé sur le vélin immaculé. Adam était assis sur ses genoux. Il avait logé ses petites mains au creux des siennes qui reposaient sur la table, les doigts entrecroisés formant chapelle.
— Ce sera long, cette fois, n’est-ce pas ? demanda Jehanne.
Louis ne fit qu’acquiescer. Il dit à Adam :
— Va m’attendre dehors.
Une fois l’enfant sorti, Jehanne prit la lettre et la lut à haute voix :
Charles, par la grâce de Dieu roi de France au maître Baillehache, salut. À l’exécuteur de Caen demeurant présentement au lieu dit Hiscoutine, nous demandons de se présenter hâtivement au Louvre, en lieu et place de maître Gérard récemment trépassé, pour que soit dûment mis à la question le dénommé Jaquet de Rue, chambellan de S. M. le Roi de Navarre (65) .
Nous envoyons par-devers l’exécuteur, à sa résidence de Caen, un cher et féal serviteur en guise d’escorte. L’exécuteur donnera pleine foi en celle dudit serviteur. Sommation donnée sous notre sceau privé à Paris, le mercredi 7 de juillet de l’an XIV de notre règne.
La jeune femme poussa un soupir tremblant.
— Que veulent-ils, au juste ?
— Je n’en suis pas sûr. Il paraît que Guy et Mathurin, les deux assistants de Gérard, n’y sont plus : Guy est désormais invalide à cause d’une blessure, et Mathurin a filé sans laisser de traces pour ne pas se retrouver avec le travail sur les bras.
— Mais pourquoi est-ce vous qu’on vient quérir ?
Louis s’accorda un temps de réflexion.
— J’ai idée que De Fricamp tient encore une fois à assurer le roi de sa loyauté, et de la nôtre par la même occasion. Or, il semble bien que d’avoir assisté ensemble à son couronnement pour confirmer notre allégeance ne suffit plus.
— Mais encore ?
Louis regarda sa femme avec une telle intensité qu’elle prit peur. Il dit :
— Oui, il y a là-dedans quelque chose de louche. Soyons sur nos gardes, Jehanne. C’est tout ce que je saurais dire pour l’instant.
*
À défaut d’être un héros guerrier, Charles V était incontestablement perçu comme un parangon de patience et de ruse. En apparence économe, ce roi d’un peuple ruiné étonnait les étrangers par la multitude des aménagements qu’il commandait à Paris et aux alentours. Lui qui n’aimait pas la guerre apprêtait sa ville pour un siège : il y fit bâtir des murailles plus solides, des portes et la Bastille. L’hôtel Saint-Paul, où résidait le roi, fit l’objet non pas de grandes défenses, disait-on, mais de grandes dépenses (66) . La luxueuse hospitalité de cette demeure faisait illusion sur l’état réel du royaume. C’était une richesse toute faite d’emprunts consentis par les Juifs. Eux seuls, avec l’Église, avaient de l’argent. La richesse née de l’industrie et la circulation par le commerce n’étaient encore qu’embryonnaires ; et, comme on ne pouvait dépouiller l’Église de ses richesses trop visibles sans mettre son âme en péril, Charles V s’en allait puiser à même le trésor des Juifs une fortune gonflée par l’usure.
Le « riche roi », comme l’appelait l’un de ses conseillers, aimait à s’entourer de gens d’art et de lettres, ainsi que de marchands qui s’empressaient de lui proposer leurs mille merveilles.
Samuel l’Escot* était de ceux-là, avec ses peintures. Il était aussi de ceux qui, en hiver, approvisionnaient le roi en poésie, en fables et en musique. Il y avait fait la rencontre d’Eustache Deschamps (67) . Écouter des fables était un passe-temps fort prisé, un goût que le monarque avait en commun avec ses sujets. Après le souper, il se plaisait habituellement à discuter philosophie avec quelques érudits triés sur le volet. Sam ne pouvait s’empêcher de songer au père Lionel, qui se fût trouvé dans son élément en pareille compagnie.
Mais il y avait de ces fois, trop fréquentes hélas ! où le monarque, consigné à ses devoirs d’homme d’État, devait abandonner beaux cadres dorés et débats philosophiques pour aller s’occuper de choses laides.
*
« Ça n’a pas changé », se
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