Le salut du corbeau
l’acte en dehors des liens sacrés du mariage.
Il sourit avec une tendresse qui était incompatible avec la rigueur de ses paroles et reprit :
— Au cours de mes longues années, j’ai appris à me mettre au service de tous les tempéraments. Il m’a aussi fallu sans cesse me souvenir du titre que je portais, de sa signification profonde. « Abbé » signifie « père ». Je ne pouvais que guider mes fils. Je ne pouvais leur commander. En cela, je me suis humblement efforcé d’imiter notre Père céleste.
Louis écoutait avec le même silence respectueux qu’Antoine lui avait toujours connu. Pourtant, cette fois, l’abbé eut le sentiment que ses paroles étaient non seulement entendues, mais comprises. Il caressa le poignet offert et continua, de sa voix chevrotante :
— En tant que représentant du Christ dans ce monastère, j’ai dû, comme mes prédécesseurs, permettre à tous mes fils d’apprendre à L’aimer concrètement au travers de ma personne. Ainsi, avec cet amour dédié au Christ vint aussi la croix dévolue au Christ. J’ai été transpercé par trois clous nommés silence. Le mien, que j’ai dû garder parce qu’autrement j’eusse dit les mots d’un autre. Celui de ton père, parce qu’il craignait ces mots. Le tien, parce que tu ne les connaissais pas.
Il saisit Louis par ses deux poignets qu’il immobilisa de ses vieilles mains qui trouvaient inexplicablement une force surhumaine pour se refermer comme les serres d’un aigle. L’abbé se servit de son empoignade pour se redresser. Il dit, avec un grand désarroi :
— Ma croix a été d’avoir dû supporter ce secret si longtemps. Mais, tout comme le Seigneur, je n’avais pas le choix. C’était Lionel qui l’avait. Lui et lui seul. Si tu savais à quel point cela a pu me peser !
— Il ne fallait pas vous faire tant de souci.
— Mais si. Maintenant, je comprends davantage la grandeur de l’amour que Dieu a pour nous. Lui qui a renoncé à la liberté de choix afin de nous la laisser, à nous qui la Lui avons jadis arrachée de force dans l’Éden, Il nous aime tant qu’il a mal pour nous. Comme moi, j’ai eu mal pour vous deux. Comprends-tu ?
Pour toute réponse, Louis leva les yeux sur son propre portrait qui le regardait sévèrement depuis le mur. L’abbé suivit son regard et se laissa retomber contre ses oreillers en poursuivant :
— Oui, cela aussi s’explique. Ce visage, c’est tout ce que j’ai pu trouver pour garder le lien avec ton père et toi. Je te revoyais jeune postulant, et il m’était plus aisé de prier pour vous deux. Car si la liturgie est importante dans la vie monastique, elle n’est pas tout. Bien que nos occupations personnelles doivent passer au second rang lorsque la cloche nous appelle, comme tu le sais, l’important n’est pas tant cela que le fait que, quoi qu’on fasse, on s’applique à la prière. Rien ne doit être préféré à l’œuvre de Dieu. J’ai donc passé plus d’heures en prière individuelle devant ce portrait que devant toute autre image pieuse.
— Quoi ?
— Oui. Bon nombre de mes savants confrères en ont eux aussi été choqués. C’est parce qu’ils se sont mépris sur les réels motifs de mes prières. Ils ont pris leur objet pour de la contemplation mal placée.
Il rit tout bas et Louis ne put retenir un petit grognement à la pensée de l’image qu’avaient dû offrir tous ces doctes sires en robe longue, tout hérissés devant son portrait comme des coqs de basse-cour parce qu’on le croyait devenu l’objet d’un culte idolâtre !
— Ton père apprécierait, lui aussi, dit Antoine.
— Je le lui raconterai.
— Jehanne… il l’aime. Je savais qu’il allait trouver un moyen de s’arranger pour que vous finissiez par être ensemble. Pour cette seule raison, je trouve qu’il est bon que tu n’aies pas pris l’habit.
C’était vrai et il avait mis des années à s’en rendre compte.
— Hormis quelques humbles frères convers, nous autres moines sommes presque tous issus de familles nobles. Il n’était pas très bien vu que Lionel, le fils d’un artisan, aussi prospère fût ce dernier, ait fini par acquérir un tel ascendant sur son abbaye et sur moi. Mais je ne pouvais m’empêcher de sentir qu’il avait beau ne pas être né noble, cela n’a pas empêché son âme, elle, de l’être. Il était dépositaire de cette mystique profonde, assoiffée de Dieu, qui nous faisait à tous
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