Le salut du corbeau
Hautes-Terres et là, je t’épouserais.
J’attends ta réponse ; renvoie-moi le même coulon* et je viendrai tôt te quérir, ma douce, m’amour. Au moins, il ne peut pas arrêter les oiseaux de voler.
La lettre, je l’ai écrite avec un peu d’aide, parce que moi, il y a bien des mots que je ne sais pas. Ton bien dévoué, Somhairle Aitken
Jehanne regarda tristement cette lettre se consumer dans les flammes du foyer, sous la supervision du père Lionel qui, lui aussi, l’avait lue. C’était la seule chose à faire. Sam avait visiblement appris des détails sur le passé de Louis et avait fait exprès de les amplifier afin d’être prêt à les soumettre aux autorités aussitôt que Jehanne lui donnerait son accord. Le parchemin taché se recroquevilla et acheva de disparaître parmi les fagots qu’on y avait jetés pour allumer le feu du souper.
— C’est vrai. Je le savais à la Cour, fit remarquer Jehanne. J’espérais qu’il y ait enfin trouvé le bonheur, au point que je n’aurais jamais cru qu’il allait un jour revenir dans nos vies.
— Sortons un peu, dit le père Lionel.
Ils marchèrent un long moment dans le silence de cette fin d’après-midi. Dans le pré qui s’étendait derrière la maison, les coquelicots agitaient, pour leur seul plaisir, la soie pourpre de leurs pétales. Ils étaient surveillés de près par leur grand gardien, un orme isolé dont la ramure, déjà, avait été touchée par la rouille. Quelque part parmi les herbes, un grillon solitaire répétait un petit air sur sa vièle.
Jehanne reprit, comme si le silence n’avait jamais eu lieu :
— Bien sûr, je suis heureuse d’apprendre qu’il se porte bien. Mais…
Elle s’arrêta afin de cueillir un brin de foin souple dont elle caressa l’aigrette soyeuse, tout en reprenant sa marche aux côtés du moine :
— Mais je ne suis plus certaine d’avoir envie de le revoir. Pas ainsi. Ce qu’il m’annonce dans cette lettre me paraît de trop.
— Ça l’est. Il a commis une grave erreur en exploitant les circonstances qui entourent cette sommation. Il n’a fait qu’agir avec la même fourberie qu’il reproche à ton mari.
— Et il ne s’est même pas donné la peine de me demander mon avis. Il attend une réponse, et il est persuadé que je vais dire oui. Je n’aime pas ce choix qu’il m’impose. Il ne lui vient pas à l’esprit que les circonstances aient pu changer.
Ce repli sur soi au détriment d’autrui lui déplaisait. Elle ajouta :
— C’est une intrusion, quelque chose qui n’a plus lieu d’être. Cela détonne.
Ils s’arrêtèrent au faîte d’un coteau. Jehanne regarda en contrebas la maison paisible dont la cheminée éparpillait sa fumée en lambrequins légers. Elle avait l’air plus déterminé que jamais.
— Il m’oblige à agir comme si je ne l’aimais plus. Ce mensonge qu’il m’oblige à faire, je le ferai par amour pour Adam et Louis. Nous sommes enfin parvenus à trouver le bonheur. Pourquoi faut-il encore qu’il vienne tout chambouler ?
— Le foutriquet ! Dis-moi, Jehanne, l’aimes-tu toujours ?
Elle marqua un temps avant de baisser les yeux, et la graminée s’agita dans sa main.
— Oui.
— Seigneur.
— Sam n’est pas un foutriquet. Malgré toutes ses bêtises, je suis incapable de ne pas l’aimer. Tout est si simple, avec lui. Il n’y a rien à comprendre. Comme moi, Sam a toujours vécu en plein soleil. Toutefois, il ne peut en saisir le manque comme j’ai appris à le faire, moi. Tout sentiment qui l’aiderait à se mettre à la place de l’autre le dépasse. Il n’y en a que pour sa petite personne. Tel qu’il est actuellement, il ne pourrait plus s’entendre avec moi.
Lionel écoutait dans un silence recueilli. Soudain, ardente, la jeune femme releva les yeux et fit face à Lionel.
— Mais je vais vous dire une chose. J’aime aussi Louis. Avec lui, c’est comme si j’assistais à la création d’un homme à partir de l’argile sans vie. Je peux sentir en lui la lumière qui s’étend et je ne l’en aime que davantage chaque jour.
Le moine sourit.
— Là est la preuve que, par la grâce de Dieu, nous avons réussi.
— Oui. Et comment arriverions-nous à faire comprendre cela à Sam ? Il ne le voudra pas. Il se complaît dans la certitude que Louis est mauvais, sans espoir de rémission.
— Je crois que la tâche de le lui faire comprendre un jour ne reviendra pas à nous, mais à Louis
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