Le salut du corbeau

passer les nuages. » Il songea à la maison, au ciel de Normandie où s’éparpillaient, au lieu de pigeons trop gras, les mouettes blanches venues du large comme autant de pétales frais. Il eut un pincement au cœur des plus inattendus : les siens lui manquaient soudain d’une façon insupportable. « Je veux rentrer chez nous. » Mais il ne le pouvait pas. Sans qu’il en connût la raison, si toutefois il y en avait une, on l’avait retenu à Paris pour une période indéterminée. Défense lui était faite de sortir hors les murs sous peine d’être arrêté et accusé de désertion. Même s’il n’avait plus rien à y faire.
    Il s’attarda à peine dans le narthex*. Du haut de son trône, le Christ au portail du Jugement dernier abaissa sur lui un regard qu’il se hâta d’esquiver. Il prit la direction du nouveau pont Saint-Michel qui reliait l’île de la Cité à la rive gauche par le palais de justice d’un côté et la rue de la Harpe de l’autre. Ce pont avait été construit pendant l’occupation anglaise. Tout à coup, il sut exactement ce à quoi il allait pouvoir consacrer ces journées de désœuvrement forcé. Il intercepta un charpentier pour lui acheter un plein sac de petites retailles de bois et quelques autres menus objets dont il allait avoir besoin pour mettre son projet à exécution.
    *
    Hugues tendit à Louis sa main enfarinée, approcha de son ami pour une brève étreinte et lui administra quelques claques amicales dans le dos. Il se hâta de l’épousseter en s’excusant. Louis eut le temps d’apercevoir la marque des Ruest sur le bras nu de son vieil ami ; le tatouage qui se composait de trois traits sinueux et parallèles lui avait été fait par la bergère Jacinta, il y avait près de trente ans.
    — Diable, ça fait un bout ! Bien content de te voir. Dis donc, tu ne vieillis pas, toi ? Tu n’as pas changé un brin. Regarde-moi ces cheveux encore tout noirs.
    — Ils s’obstinent comme moi. Pourtant, Dieu sait si j’ai souvent l’impression d’avoir vécu plus d’une vie. Notre chapelain n’arrête pas de me répéter que je ne fais pas mon âge, mais que je le porte comme un baluchon léger au bout d’un bâton.
    Surpris par ce genre de paroles si peu caractéristiques du Louis dont il se souvenait, le boulanger se recula un peu afin de laisser à Clémence, grisonnante comme lui, la chance d’enlacer le grand visiteur. Ses nombreuses grossesses lui avaient épaissi la taille, et Hugues avait à une main un petit tremblement qui semblait ne jamais cesser, mais, cela mis à part, ils avaient tous deux l’air en forme.
    — J’ai toujours tout fait autrement des autres. Il se peut bien que je vieillisse d’une autre manière aussi, dit-il au couple rayonnant qui exprima tout de suite son désir de le garder à souper.
    Louis avait pris soin de choisir ce moment de la journée pour leur rendre visite non pas pour se faire inviter, mais plutôt parce que c’était celui où le travail de la boutique commençait à ralentir et leur laissait un peu de répit.
    Un jeune couple prit place à table avec eux. Hugues resta debout pour faire les présentations :
    — Renaud, mon aîné, et Alix, son épouse. Ce sont eux qui vont prendre la relève. Le reste de notre couvée s’est répandu un peu partout en ville avec de bons emplois. On a même un marchand qui voyage jusque chez les Sarrasins. Tous mariés, sauf deux filles qui se sont faites religieuses, et le petit dernier.
    Il demanda :
    — Tu reconnais ton oncle, Renaud ?
    — Oui.
    Le jeune homme serra les lèvres et se concentra sur son plat. Sa femme, incommodée, ne savait où poser les yeux.
    — Oh, merde, dit le boulanger.
    — Renaud, commença Clémence.
    Louis se leva et reposa le quignon de pain qu’il avait commencé à manger.
    — Ça va. Je vais partir.
    — Non, attends.
    Elle s’adressa au couple :
    — Vous l’avez vu en place de Grève ?
    Alix fit un signe d’assentiment et jeta un coup d’œil effrayé au géant. Hugues soupira.
    — Il faut essayer de comprendre…
    — Ça ne vaut pas la peine, intervint Louis.
    — Laisse-moi parler, dit Hugues.
    Renaud dit, avec une hostilité tout juste voilée :
    — Il a raison, ça ne vaut pas la peine. Vous n’avez rien à m’expliquer. Je sais déjà tout.
    Il regarda Louis.
    — Je sais aussi qui vous êtes.
    Clémence triturait un torchon. Elle demanda :
    — Depuis quand le sais-tu ?
    — J’avais