Le salut du corbeau
mes doutes depuis longtemps. Une petite enquête m’a suffi pour tout découvrir. L’enfant qui a habité ici avant nous, celui dont nous avons fait le héros de notre enfance, c’est vous. Il n’est pas mort de la peste. Mais il aurait dû.
Il se leva à son tour et fit face à Louis en crachant par terre.
— Mes parents tiennent à vous recevoir. C’est leur droit et je ne le leur contesterai pas. Mais je vous préviens que le jour où j’hériterai de la boutique, même si je dois continuer à vous faire verser vos redevances, ma porte vous sera en revanche définitivement fermée. Je ne veux pas d’un bourrel* chez moi. Et surtout pas d’un monstre, d’un hypocrite de votre espèce.
Ils s’affrontèrent en silence. Ce fut Louis qui se détourna en premier. Renaud demanda encore :
— On a même changé le nom de notre rue à cause de vous. Gît-le-Cœur, maintenant, qu’elle s’appelle. Vous le saviez ?
Louis s’arrêta et jeta un coup d’œil au couple vieillissant qui n’osait pas le regarder.
— Non, je ne le savais pas, répondit Louis.
Il marcha jusqu’au seuil, accompagné par Hugues et Clémence.
— Je suis désolée, Louis, dit Clémence, tout bas.
— Ne t’en fais pas. J’ai l’habitude.
— J’essaierai de leur expliquer.
« Comment leur raconter tout ce qu’on a vécu ? Comment leur faire connaître notre vie qui était si loin de la leur ? » se dit-il.
Sur le seuil, Louis donna deux claques amicales sur le bras d’Hugues et fit une brève étreinte à Clémence.
— À quoi bon ? Ce n’est pas la peine. Je ne reviendrai plus.
— Nous irons te voir chez toi, dit hâtivement Hugues.
Le géant fit un vague signe d’assentiment. Il leur tourna le dos et s’éloigna un peu. Il s’arrêta et se retourna, le temps de lever la main pour les saluer.
Hugues dit :
— Je me trompais. Il a changé, mais je serais bien en peine d’expliquer en quoi.
Clémence se serra contre son mari et regarda Louis descendre la rue sans plus se retourner. Elle demanda :
— Tu ne parlais pas sérieusement, n’est-ce pas ?
— Que veux-tu dire ?
— Nous n’irons pas en Normandie.
— Mais si ! Pourquoi me demandes-tu ça ?
Clémence suivait toujours des yeux la grande silhouette qui s’éloignait d’un pas martial.
— Je ne sais pas. On dirait qu’il n’y croit guère. Et j’ai un mauvais pressentiment. Cette visite ressemble trop à un adieu.
*
La main parcheminée de l’abbé serra affectueusement le poignet du bourreau qui s’était agenouillé auprès de lui. Antoine était assis dans son grabat, le dos appuyé au mur contre des oreillers fermes.
— Ah, Louis, Louis, que de vigueur je perçois encore dans ton bras. Ma brebis sans cesse perdue qui s’en vient un peu réjouir le cœur de son vieux berger…
Surpris que l’abbé lui-même consente à braver la Règle par ce contact physique avide, Louis se laissa pétrir le poignet sans bouger.
— Lionel m’a écrit pour me dire qu’il t’avait informé du fait que c’était lui, ton vrai père, dit Antoine.
— Oui.
Le vieillard ferma les yeux et soupira.
— C’est bien. Très bien. Ainsi, tu sais tout. Il était temps, n’est-ce pas ?
Louis acquiesça. L’abbé reprit :
— Il me faut t’avouer que ton père est passé bien près d’échouer à cause de ta petite ruse qui l’a conduit tout droit au pilori. Ces livres que tu as jetés au feu constituaient un danger bien réel et j’ai dû déployer toute ma force de persuasion pour que les autorités ecclésiastiques acceptent d’étouffer l’affaire.
Il secoua la tête.
— Mais ce que j’ai pu chercher un moyen de vous garder ensemble ! Le père et le fils, tous les deux moines. C’était certes inhabituel, mais cela eût en quelque sorte corrigé la faute aux yeux de l’Église, tu comprends ? Ah, cela n’avait pas lieu d’être.
C’était si simple, maintenant que les enjeux étaient clairs. Antoine offrit à Louis un sourire las.
— Tu sais, les moines de jadis pouvaient prendre femme s’ils en manifestaient le désir (74) . Aujourd’hui plus que jamais, la loi du célibat des clercs est assez mal respectée. Et j’ai comme l’impression qu’il en ira ainsi encore pendant longtemps. Enfin. C’est en toute liberté qu’un moine s’engage à suivre la Règle. Ton père ne se trouvait pas encore parmi nous lorsqu’il t’a engendré. Sa seule faute est donc qu’il ait fait
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