Le salut du corbeau
instants sublimes où tout se révèle à eux, après quoi l’âme exaltée s’embrase. Et tous, nous n’existons que pour cet embrasement. J’ai toujours été persuadé que c’est cela qui fait les beaux couchers de soleil. Je me demande à quoi ressemble celui de ce soir.
Ils s’attardèrent sur un seuil pour contempler, à l’ouest, une maison derrière laquelle le couchant s’apprêtait à sombrer en traînant avec lui sa débauche de bannières safranées. Un tout petit nuage palpitait doucement comme une gemme sous la lumière. Puis, très lentement, il cessa de résister et s’éteignit.
— Miséricorde, dit Flamel en jetant un regard anxieux en direction de son visiteur.
— Quoi ? Qu’y a-t-il ?
Le bourgeois, perturbé par l’interprétation qu’il avait faite du coucher de soleil, ne répondit pas. On eût dit que c’était Sam qui, par sa seule présence tourmentée, possiblement meurtrière, avait soufflé l’astre comme une chandelle. Nicolas déverrouilla sa porte pour livrer passage à son invité qui affichait de plus en plus de réticence à demeurer en sa compagnie.
— Non, rien. J’étais distrait. Entre. Le père Lionel m’a écrit et m’a dit que tu te trouvais ici, à Paris. Il y a longtemps que je désirais te rencontrer.
— Et alors ? Où voulez-vous en venir ?
— Je conçois ce qui te motive à aller de l’avant dans ton projet. Je le conçois, mais ne peux l’endosser.
— Qui vous a parlé d’un projet ? Et d’abord, vous ai-je réclamé de l’aide ?
— Non. Mais je souhaite t’aider.
— Bon, bon, d’accord, puisque vous insistez. C’est bien parce que vous êtes un ami de l’aumônier.
— Je te dirai tout. Sois patient, tel l’apprenti alchimiste, mon garçon. Mais entre donc.
À regret, Sam tourna le dos au crépuscule.
Le silence poussiéreux d’une librairie l’accueillit. Il avait été introduit dans une pièce fraîche et encombrée où régnait une obscurité presque totale. Cette plongée inattendue dans un recueillement feutré de chapelle lui fit une curieuse impression, après toute une journée passée dans l’incessante animation de la ville. Sans oser aller de l’avant, il laissa son hôte s’avancer à tâtons en direction de ce qui avait l’air d’être la porte close d’une arrière-boutique. Flamel fut bientôt de retour avec un bougeoir allumé à la main. Dans les longs doigts de son autre main trop blanche étaient enfilées les anses d’un cruchon de vin et d’une petite tasse en grès émaillé. Il dit, en souriant :
— Libre à toi de fureter si le cœur t’en dit.
Flamel posa chandelle et vin sur un amoncellement de livres dont on ne pouvait dire s’il dissimulait ou non un meuble quelconque. Le libraire se détourna pour ramasser une seconde chandelle qu’il inclina au-dessus de la première, qui arrivait à son terme, jusqu’à ce qu’une nouvelle flamme dorée y fût communiquée. Il planta solidement la chandelle dans le clou d’un bougeoir en fer forgé qu’il remit au visiteur et il entreprit de verser le vin dans sa jolie tasse.
L’endroit avait de quoi fasciner, c’était indéniable. Il y avait des livres partout ; certains reposaient à plat sur des étagères garnissant les murs jusqu’au plafond ; d’autres étaient ouverts sur quelques tables, pêle-mêle à travers des encriers et des parchemins enroulés sur eux-mêmes disposés sans ordre précis ; le moindre lutrin bancal n’était pas laissé inoccupé ; il y avait même des empilages de gros volumes en équilibre précaire sur plusieurs tabourets. Intrigué, le visiteur, muni de la chandelle, se mit à errer avec précaution dans d’étroits passages qui semblaient avoir été ménagés au hasard. Il s’arrêtait parfois pour feuilleter l’un ou l’autre recueil qui attirait plus particulièrement son attention, ou pour examiner de plus près quelques-uns des instruments étranges et complexes – le plus souvent inaccessibles, même à qui se fût risqué à étirer le bras pardessus les piles de livres –, qui avaient tout l’air d’avoir été posés là exprès. Flamel prit place sur un tabouret et sembla se transformer lui-même en un nouvel élément magique de ce décor pour le moins insolite.
— Je ne m’attendais pas à ceci, fit Sam distraitement.
C’était à en oublier la raison encore mystérieuse qui avait motivé Flamel à l’inviter. Sur un lutrin sculpté, juste devant
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