Le salut du corbeau
Père, pour que je suscite chez vous une telle réaction ?
Le religieux désigna le gobelet du menton et murmura entre ses lèvres à peine descellées :
— Est-ce… ce que je crois ? Je veux dire… pour ce que je crois ?
— Ça dépend de ce que vous croyez.
— Il ne s’agit pas d’un autre de ces toniques dont vous vous plaisez à gaver parfois le petit, n’est-ce pas ?
— Pas tout à fait puisque vous y avez reconnu la mandragore. Quant à ceci, ajouta-t-il en élevant la fiole dans la lumière, c’est du jus d’opium. Nous y reviendrons. Veuillez nous laisser un moment. Vous avez, je crois, des choses à emporter au village.
— Oui, oui, c’est vrai, répondit le moine évasivement.
À contrecœur, Lionel monta à sa chambre pour préparer ses objets du culte et les quelques livres qu’il jugeait indispensables.
Une fois qu’ils furent seuls, Louis regarda Jehanne, se tapota l’épaule et la pointa du doigt. La jeune femme comprit et effleura la zone jadis tatouée par son mari. Les trois lignes sinueuses et parallèles qui y étaient dessinées étaient guéries depuis longtemps, mais elles étaient demeurées rougeâtres. Elles pointaient en direction de l’autre marque en forme de goutte que Jehanne avait reçue à sa naissance. Elle se mordit les lèvres, mais ne dit rien.
— Vous savez ce que je m’apprête à faire, n’est-ce pas ? lui demanda-t-il.
Elle acquiesça.
— Et vous l’acceptez ? demanda-t-il encore.
Elle abaissa son regard, n’osant pas voir confirmée sa crainte qu’il s’agissait là d’une façon vicieuse de s’approprier l’enfant aux yeux de Sam. Elle hésita :
— Je… oui, si vous y tenez, mais…
— Adam. Viens ici, dit Louis.
L’enfant se leva et s’avança vers le bourreau tout en arrangeant ses braies. Louis lui offrit le breuvage. Adam accepta le gobelet des deux mains. Il en but une gorgée, grimaça et le tendit au géant qui ne le reprit pas.
— Pouah, ça a mauvais goût. Je veux aller à la pêche.
— Bois-le. Allez.
L’enfant obéit de mauvaise grâce. Lorsque le gobelet fut vide, Louis donna quelques tapes amicales sur l’épaule du garçonnet.
Moins d’une demi-heure plus tard, il se dirigea vers l’enfant qui gisait inanimé, roulé en boule dans un coin de la pièce où le chiot était allé le rejoindre. Il prit Adam dans ses bras et l’emmena jusqu’à sa propre place à table. Il l’y étendit à plat ventre et lui dénuda le haut du dos.
— Il n’aura pas de mal. Je le soignerai ensuite et vous serez partis avec lui avant son réveil, dit-il à Jehanne, qui était assise devant son mari et le regardait faire.
Le stylet dans la main de Louis s’immobilisa. Il leva les yeux sur elle et expliqua :
— C’est en souvenir de moi.
La petite lueur dans les yeux couleur de pluie se mit à trembler.
— Oh… Mais… vous croyez donc que… c’est pour vous qu’on vient ? Que Sam… si c’est lui, va chercher à vous faire prisonnier ?
— Je n’ai pas dit ça. Écoutez. Pendant que je me morfondais là-bas, ma plus grande crainte ne venait ni du roi ni de ce benêt d’Aitken. Elle venait de ce petit. Je craignais que, si je restais absent trop longtemps, il m’oublie.
Elle répondit doucement :
— Oh ! Louis, jamais il ne vous oubliera, voyons ! Plus à son âge. Mais puisque votre motif me touche beaucoup, c’est d’accord. Oui, je l’accepte en son nom.
Louis acquiesça à son tour. Il se pencha au-dessus d’Adam endormi comme l’ange protecteur et déconcertant qu’il était.
Le tocsin palpitait au même rythme que le cœur de Louis qui attendait sur le parvis. Il avait mis son cheval à l’abri dans l’église, au creux d’un coin tranquille du chœur. Lionel chantait un cantique en se balançant au bout de la corde qui agitait la cloche dans le campanile. Peu à peu, les villageois confus se réunirent sur la place. L’alerte leur faisait l’effet d’un coup de tonnerre en plein ciel bleu. La journée était radieuse, emplie des promesses d’une récolte abondante. Aucune fumée ne salissait plus l’azur. On eût dit que le feu chez Morel n’avait été qu’une rumeur. Louis leva les mains pour réclamer un silence qui se fit peu à peu.
— Attention. Je ne veux plus voir personne traîner dehors, c’est compris ? Pères de famille, vérifiez si vous avez tout votre monde. Est-ce qu’il reste quelqu’un en forêt ou au champ, que j’aille
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