Le salut du corbeau
ensuite brutalement planté en terre. Les malheureux agonisaient pendant des heures par suffocation.
Certains dans l’auditoire baissaient la tête, tandis que Lionel disait :
— J’ai beau être moine, je n’avais qu’une vague idée de la façon dont cela se passait exactement. Quelqu’un me l’a raconté.
Il chercha son fils du regard. Lorsqu’il l’eût trouvé, un peu en retrait, debout et appuyé contre un pilier, il reprit :
— Tel est le sacrifice consenti par Jésus : une mort d’homme brisé et vulnérable, en réparation de nos fautes. De toutes nos fautes, sans exception. Mais où donc est passée notre compassion à son égard ? Comment ne voyons-nous pas, comme Bonaventure, que toutes les souffrances de cet homme si aimable sont la conséquence de nos propres errances ? Et nous, qui sommes la cause de toute cette honte, de toutes ces meurtrissures, comment pouvons-nous ne pas être ébranlés par un tel amour ?
L’antique magie opérait. Chacun était peu à peu en train d’oublier ses propres angoisses pour se concentrer, pénitent, sur la vision de la Passion du Christ qui révélait par le fait même chez eux un profond sentiment de culpabilité.
— On nous enseigne à n’aimer nul autre davantage que Dieu et, pourtant, songez combien il a fallu que Jésus aime les hommes pour consentir à se sacrifier ainsi pour eux.
Le prédicateur était si galvanisé par ses propres paroles qu’il ne paraissait plus avoir conscience de ce qui se passait alentour. Peu à peu, d’autres fidèles s’étaient rapprochés de lui et l’entouraient maintenant, assis par terre, cherchant d’instinct à se rapprocher de lui tout en s’éloignant de l’extérieur.
— Non, mes amis, l’amour de Jésus n’est pas une abstraction dont on se sert à sa convenance pour imposer un dogme. Son amour est quelque chose de profondément, tragiquement humain. L’amour, le vrai, c’est là l’œuvre ultime, l’embrasement de l’âme auquel on aspire la vie durant. Ce mot même de « Passion », dont on se sert sans plus songer à son sens originel, sort du même creuset que le mot « patience ». Jésus ne sait-il pas se montrer d’une patience infinie avec nous ?
Louis s’étonnait de l’effet produit par le prêche en un moment pareil. Lui-même ne s’inquiétait plus autant du sac du village ; tout d’abord, parce que les pilleurs n’allaient pas y trouver grand-chose, et ensuite parce que le plus gros des réserves avait été soigneusement caché. Quoi qu’il en fût, Lionel avait fort bien su mettre ses anciens talents de conteur et de ménestrel à profit.
La voix du bénédictin s’éleva avec une ferveur accrue :
— Qui eût cru qu’on pouvait donner la vie en renonçant à la sienne, comme il l’a fait, lui ? C’est à la fois effrayant et sublime. Rappelons-nous ce que dit l’Évangile de Jean : « Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis (80) . »
Les quintes de toux s’étaient taries. Même les enfants s’étaient tus. Soudain, dans le silence recueilli qui régnait sur la nef, un grondement, d’abord lointain, alla s’amplifiant. Le père Lionel abaissa lentement les bras. Louis jeta un coup d’œil dans sa direction avant de tourner la tête vers les portes.
La douzaine d’hommes déferla dans la rue boueuse sans rencontrer de résistance. Le postil* était demeuré grand ouvert. Avides, ces gens laissèrent les quatre cavaliers fervêtus* qui les accompagnaient prendre un peu de recul. L’un d’eux se détacha du groupe et gravit la colline menant au manoir. Quant aux trois autres cavaliers, s’ils restèrent sur place, ils se désintéressaient du bruyant pillage des chaumières abandonnées. Quelques cruchons de vin épais, une poignée de piécettes et une chèvre égarée constituèrent pour l’essentiel le fruit de leur peine. Les hommes à cheval gardèrent leurs distances et observèrent avec indifférence les premières flammes qui s’étaient mises à lécher les toits. Il était assez difficile d’éviter ce genre d’abus.
— Ils vont exiger des femmes, dit l’un des cavaliers à son voisin.
— Sûrement, oui. Mais le moment est plutôt mal choisi, tu ne trouves pas ? Le morpoil*, il a pensé à tout. Allez, va m’éloigner ces crapules de l’église. Ceux du village y ont demandé asile et je tiens à respecter les usages. On ne doit pas s’en prendre à un sanctuaire. Dis à nos
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