Le salut du corbeau
vespérale, on est mort pour toute la vie.
— La quoi ? Bon Dieu, il va falloir que tu apprennes à me prononcer ça comme il faut, toi. En attendant, ouste, rentre. Je te rejoins.
Tandis que le garçonnet trottinait vers la maison dans l’espoir de recevoir un gobelet de cidre à la cannelle et un biscuit des mains laiteuses de sa mère, Louis s’attarda auprès des vestiges entremêlés de ses rosiers, parmi lesquels subsistait encore, çà et là, une rose tardive aux pétales de velours.
« La colonne vespérale, se dit-il, une ébauche de sourire aux lèvres. On oblige les enfants à grandir trop vite. »
Jehanne l’attendait, lui aussi, avec un gobelet d’hypocras* sucré au miel et aromatisé avec une épice inconnue. Il s’agissait en fait du clou de girofle moulu que Jehanne avait ajouté au mélange traditionnel de gingembre, de cannelle et de cardamome, mais il se plut à croire qu’il s’agissait plutôt de quelque mixture secrète concoctée par sa femme. Il accepta le breuvage. Il prit place à table et elle fit de même, en face de lui, tandis qu’Adam s’occupait à assembler un bruyant jeu de cubes. Elle posa une main tiède sur le poing de son mari et trouva la force de lui demander :
— Ce sera vous, n’est-ce pas ?
Il sirota un peu d’hypocras*, se pourlécha pensivement et consentit enfin à faire un petit signe d’assentiment. Il dit, tout bas :
— C’est là son œuvre à lui. Pas la mienne.
— Je sais. Oh ! Louis, tout est ma faute. Je n’aurais jamais dû raconter à Sam…
— Ne dites pas ça. Vous n’y êtes pour rien.
— Je vous assure que si. Il faut que je vous avoue quelque chose, Louis. Vous avez adopté son bâtard et lui avez ouvert la porte de votre âme. Tout cela en échange de quoi ? Cette nuit-là où je vous ai mal réveillé… il a fait de votre mal l’arme de son crime. Comprenez-vous ?
Louis cligna des yeux. Son poing veineux sous la main de Jehanne demeurait fermé, froid comme celui d’un mort.
— Je sais, dit-il doucement.
— Louis, je vous en conjure, pardonnez-moi.
Haletant, il s’adossa au mur contre lequel la table était accolée, les paupières closes au-dessus de prunelles trop brillantes, son poing toujours emprisonné entre les mains tremblantes de sa femme. Toutes ces réminiscences étaient pénibles à supporter. Enfin, il soupira pour dire, avec une grande lassitude :
— Ça ne fait rien. Rien du tout. Non, ça n’a aucune importance. L’autre main de Louis tira brusquement Jehanne à lui en se posant sans précision par-dessus sa propre main qui reposait, oubliée, sur son poing.
— Je vous promets d’abréger. C’est tout ce que je peux faire.
Jehanne baissa la tête et, en un instant, leurs mains perdirent leurs contours précis. Des larmes s’étoilèrent sur le bois ciré de la table.
— C’est pour ça que je suis revenu. Il faut que ce soit moi. Un autre n’abrégerait probablement pas. Vous comprenez ?
Jehanne acquiesça péniblement en serrant les lèvres. Était-il réellement revenu pour éviter à Sam d’être remis à un autre bourreau qui, lui, n’allait pas hésiter à appliquer la sentence telle qu’elle avait été prescrite, ou cette démarche n’était-elle qu’une façon astucieuse de déguiser l’accomplissement d’une nouvelle vengeance ?
Il étira son autre bras par-dessus la table vers le visage de Jehanne et chercha à essuyer ses larmes avec la phalange de son index plié.
— Pourrai-je y être ? demanda-t-elle.
Le regard du bourreau devint vague pendant quelques secondes.
— Hein ? Oh, bien sûr. Mais vous veillerez à éloigner Adam.
— Blandine le gardera… Louis ?
— Oui.
— Me croirez-vous désormais lorsque je vous dirai que je vous aime ?
Il la regarda longtemps sans rien dire. Si longtemps qu’elle se demanda s’il avait compris, car ses yeux étaient à nouveau fixes, éclairés de l’intérieur.
— Louis ? Est-ce que ça va ?
— Hein ? Mais oui. Écoutez, Jehanne, je viens de penser à quelque chose…
— Oui, Louis ?
Elle s’efforçait de communiquer à sa voix une chaleur apaisante. Il poursuivit :
— Il est plutôt apprécié, ce type-là. Si ça se trouve, quelqu’un se présentera peut-être au dernier moment pour le demander en mariage… vous savez, je veux dire, juste avant… ça le sauverait, même si cette coutume-là vient de Calais et ne s’applique qu’aux voleurs… Les juges
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