Le salut du corbeau
avec effusion, en faisant semblant de ne pas voir qu’il prenait appui sur sa canne rouge à pommeau sphérique. D’autres allèrent même jusqu’à lui donner de petites tapes amicales sur le bras et à lui certifier qu’ils étaient bien contents du tour qu’avaient pris les choses. Chaque fois, il les remerciait d’un signe de tête et passait son chemin.
Une voix fruitée finit par atteindre son esprit troublé. Sans cesser de marcher parmi la foule qui se démembrait devant lui, il balaya la rue encombrée du regard. Ne trouvant pas ce qu’il cherchait, il reprit le cours de ses pensées. Il trouvait indécente l’agitation de ce marché ; elle n’eût pas dû avoir le droit d’exister, pas avec ce qui était sur le point de se produire.
Louis s’arrêta devant le palais de justice dont le rez-de-chaussée, étage noble dévolu à l’application abstraite de la loi, arrivait à occulter l’ambiance carcérale trop concrète du sous-sol. Il serra davantage le pommeau de sa canne et s’avança résolument. Il haletait, galvanisé par cette fierté féroce qui, peut-être, faisait de cet homme un guerrier peu ordinaire. « Aitken me verra debout », songea-t-il.
Le court procès devait être sur le point de se conclure.
Les portes s’étaient ouvertes sur un raclement de chaînes, et les larmes étaient montées aux yeux de Jehanne. L’homme qui avait été introduit dans la salle d’audience bondée était méconnaissable. Seuls ses cheveux roux étaient garants de son identité, même s’ils avaient terni. Le jeune homme avait tout perdu de sa superbe d’autrefois. Il s’était rendu, l’air contrit, jusque devant le magistrat et les fonctionnaires assemblés au bout de la salle.
— Samuel Aitken dit l’Escot*, serviteur du dénommé maître Louis Baillehache, exécuteur de la cité de Caen…
— Permettez-moi de corriger, l’interrompit Sam sans en avoir obtenu la permission. Je ne suis le serviteur de personne. Les Écossais sont libres.
Le magistrat s’éclaircit la gorge et haussa le ton afin de se faire entendre au-dessus des protestations :
— Ce n’est pas ce qui est établi dans l’acte d’accusation. Jusqu’à preuve du contraire, tu es un sujet de Sa Majesté le roi de France. Par conséquent, tu es soumis aux lois qui régissent lesdits sujets. De plus, il est clairement mentionné dans le document que tu fus jadis sous la tutelle directe de ta victime, chez qui tu faisais office de garçon d’écurie. Dans le code de justice établi par le vénéré saint Louis, en 1270, il est écrit ce qui suit : « Honte à celui qui vole son maître, de qui il obtient pain et vin ; il peut être pendu, car c’est là une manière de trahison. »
Avant que Sam eût pu trouver quoi que ce fût à répliquer, les portes à battants s’ouvrirent avec fracas et un huissier introduisit quelqu’un dans la salle. Le juge, éberlué, leva les yeux sur cette nouvelle interruption qui allait tout à fait à l’encontre du protocole. L’équilibre précaire de quelques huves* s’en trouva perturbé, et des affiquets cliquetèrent, alors que des gens dans l’assistance se retournaient pour essayer de voir qui était entré. Alors que des murmures commençaient à voleter au-dessus des têtes tels des papillons agités, on comprit rapidement la raison de cette faveur inhabituelle. Jehanne crut défaillir : c’était la haute silhouette de Louis qui se faufilait discrètement tout au fond de la salle, derrière une rangée d’assistants qui devaient rester debout, faute de bancs pour s’asseoir. Il gardait farouchement la bouche scellée pour tâcher de camoufler son essoufflement.
Le magistrat, qui connaissait bien Louis, reprit :
— Comme je le disais, tu risques d’encourir l’échafaud s’il est dûment prouvé que tu as commis le moindre larcin au détriment dudit maître Baillehache. Maître, souhaitez-vous apporter votre témoignage ?
Nul ne contesta cette nouvelle faveur consentie au bourreau qui, en dépit de ce qu’il représentait, attirait la sympathie. Ils avaient beau être nombreux à être attristés par le sort de Sam, que beaucoup surnommaient encore Taillefer, et de Jehanne, pour leur amour impossible qui faisait peine à voir, ils étaient encore plus nombreux à trouver que Louis, dont ils appréciaient la droiture, n’avait pas mérité ce qui lui était arrivé. Le juge lui-même semblait croire qu’il eût dû siéger à sa place
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