Le salut du corbeau
histoire, l’avaient incommodé au plus haut point. Ils avaient succédé sans égard à d’autres visages aimés, trop vite disparus avec son enfance.
Margot et Hubert avaient quitté ce monde l’hiver de ses quatorze ans, d’un commun accord, à ce qu’il lui avait semblé, tous deux emportés par la même pneumonie. Le doux Thierry s’était fait charger par un sanglier blessé l’été suivant. Tel un guerrier silencieux, il avait combattu la mort depuis son lit où il avait été transporté, tant qu’il ne se fut pas assuré que la bête avait été apprêtée et mise à cuire au four pour les siens. Hormis ses parents, il n’était donc plus resté à Adam que Toinot et Blandine, qui s’étaient enfin mariés. Les trois enfants qui dansaient à présent autour de lui étaient les leurs. Adam ne connaissait pas le plus jeune d’entre eux, un garçonnet qui devait n’avoir que trois ou quatre ans, mais qui gambadait en riant comme les autres et s’amusait beaucoup.
Adam avait déjà atteint l’âge d’homme lorsqu’il avait dû traverser des deuils successifs de ces domestiques qui avaient fait partie de sa famille ; il avait pu les voir tristement venir, avec leur cortège de maladies ou de blessures. Même le trépas du père Lionel n’avait pas trop surpris l’enfant qu’il était alors. Le moine, qui avait été pour lui un saint en pèlerinage sur terre, était vite devenu une sorte d’ange gardien inaccessible qu’on apprenait à aimer sans jamais le voir, comme on le faisait pour Jésus ; il avait été enseveli dans la crypte du monastère de Saint-Germain-des-Prés. Mais il en avait été tout autrement pour celui qu’Adam appelait encore « Père ». Le garçon n’avait pas été préparé au silence définitif du géant déjà taciturne, ni à son absence subite, inexplicable. La rupture avait été trop brutale. Il avait partagé avec ce mentor singulier tant de jeux et de moments inoubliables en forêt, à apprendre quantité de choses aussi fascinantes les unes que les autres. Adam avait passé des heures dans l’espèce de clairière où sommeillait le cimetière du domaine, sous la garde de ses grands chênes. Et, devant un tertre muet qui avait l’air trop petit, dérisoire, il s’était souvenu de la vaste poitrine et des battements irréguliers du cœur contre son oreille. « Ce ne peut pas être ce malaise qui l’a tué. Il était guéri », n’avait-il cessé de se répéter. Il s’était aussi souvenu de la grande main qui s’était posée sur lui pour le protéger. « Je suis là », lui avait dit Père.
Mais Père était parti sans prévenir. Il n’avait même pas pu lui dire adieu.
Adam n’avait pas été préparé non plus à avoir un nouveau père, ni un nouveau nom, Aitken. Si l’enfant s’était sans difficulté épris de l’exubérant Sam, il s’était souvent demandé, en grandissant, ce qui pouvait bien se cacher derrière la mélancolie qui assombrissait parfois le regard de ses parents, ce couple exemplaire qui eût dû vieillir dans la plénitude. Il les avait souvent vus marcher ensemble, tête basse, le long du sentier menant à l’orée de la forêt. Il avait alors la certitude qu’il n’était pas le seul à visiter régulièrement la clairière où sommeillait le tertre.
Cela avait commencé avec un livre mince, assez grossièrement assemblé, qui semblait avoir été trimballé ici et là pendant de nombreuses années avant d’atterrir dans leur havre. Mam* était allée le prendre dans un coffre et était revenue en le tenant précieusement serré contre sa poitrine. Elle l’avait posé sur la table. Da* s’était approché de son épouse dont la main avait caressé tristement la couverture très usée du codex*, dépourvue de motifs. Il avait dit :
— Si tu tiens à savoir comment il est mort, il vaut mieux que tu saches comment il a vécu.
Da* avait regardé Mam*, qui avait opiné gravement.
— C’est en goûtant le fruit de la connaissance du bien et du mal que celui dont tu portes le nom a perdu l’Éden. Es-tu bien sûr de vouloir posséder cette connaissance, fils ?
— Tout à fait sûr. Même si elle est terrible, la vérité reste la vérité. Je préfère cela à un silence menteur, avait répondu Adam avec l’idéalisme intransigeant et audacieux de sa jeunesse.
— Fort bien. Sache donc que Louis Ruest, ton père adoptif, était aussi connu sous le nom de Baillehache.
— Baillehache ?
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