Le Sang d’Aphrodite
seconde, Artem fut près de lui. Il réussit à l’attraper par le bras.
— Pas de panique ! commanda-t-il. Je te tiens ; essaie de prendre appui sur l’échelon intact. Je t’aiderai à remonter.
Non sans peine, il réussit à soutenir le corpulent boyard pendant que celui-ci se hissait au-dessus du gouffre. Essoufflé, Matveï s’affala sur le sol. Sa chapka avait disparu, et son crâne dégarni ruisselait de sueur. Il s’éloigna à quatre pattes du trou béant avant de se remettre debout. Pendant que le droujinnik refermait la trappe, Matveï s’épongea la tête et le cou avec son mouchoir. Enfin, il fit face à Artem. Celui-ci tressaillit en rencontrant à nouveau ses yeux ronds et fixes de hibou.
— Je te dois une fière chandelle, boyard ! articula Matveï d’une voix rauque et saccadée. La cave est haute de plafond, sans toi, je me serais rompu le cou. Quand je me suis senti basculer dans le vide… Ah, j’ai pensé que c’en était fait de moi !
— Pourtant, Boris s’est servi de cette échelle pas plus tard que ce matin, rappela le droujinnik.
— Pour autant que je le sache, oui, et elle était en bon état… Serait-ce de la sorcellerie ? Pour ma part, je vois le mauvais œil partout ! ajouta-t-il malicieusement en désignant sa paupière tombante qui s’était remise à cligner. Tantôt c’est l’échelle qui se casse, tantôt c’est la branche d’un chêne…
— Quel que soit le démon qui s’en mêle, je me charge de l’exorciser, rétorqua Artem. Demain à la première heure mes deux collaborateurs seront ici, munis d’une échelle toute neuve. Ils inspecteront chaque pouce de cette cave et tireront au clair tous ces mystères.
— Si mystères il y a, il ne s’agit point de mes secrets mais de ceux de Boris, grogna Matveï.
Comme Artem avait encore des questions à lui poser, il le conduisit dans la grand-salle, où ils s’installèrent de part et d’autre d’une table basse en bois poli. Frappant dans ses mains, Matveï appela un domestique et ordonna qu’on apporte une carafe d’hydromel et un pichet d’eau-de-vie au miel. Dès qu’ils furent servis, Matveï vida sa coupe à grandes lampées, avant de la remplir aussitôt. Le droujinnik l’observait en silence en sirotant son hydromel. Au bout de quelques instants, il déclara :
— Revenons à ce jour fatidique où tu as découvert le corps d’Anna. As-tu gardé un souvenir du parfum qu’elle portait ?
Tout en parlant, il sortit son mouchoir maculé d’une tache écarlate. D’un geste, il invita Matveï à humer le tissu de soie. Celui-ci se pencha pour inspirer avec application, avant de secouer la tête.
— Désolé, boyard ! Cette odeur n’évoque rien pour moi, mais je n’ai pas l’odorat très subtil. Cela faisait d’ailleurs le désespoir d’Anna !
Artem tendit la main et agita son mouchoir avec force. Alors que le parfum familier venait lui chatouiller les narines, il revint à la charge :
— Il s’agit là d’un élixir à part, bien différent de la plupart des essences. Il est particulièrement capiteux, tu en es conscient, n’est-ce pas ?
Matveï haussa les épaules avant d’acquiescer, mi-figue mi-raisin.
— Peux-tu me dire au moins si Anna avait un parfum semblable, c’est-à-dire sensuel et enivrant ? insista Artem. Réfléchis, c’est très important.
— Pour ça, boyard, je n’ai pas besoin de réfléchir, répondit Matveï avec un sourire mélancolique. Ma petite fille se servait toujours de ce genre de parfums. Ils étaient tous excitants et sensuels en diable, capables de faire damner un saint ! Il en était de même le jour de sa mort. Oh, mais j’y pense… J’ai tout de même un flacon à te montrer, et pas n’importe lequel ! Il contenait le parfum qu’Anna avait mis pour son dernier rendez-vous. Bien sûr, l’odeur s’est éventée depuis longtemps, mais le flacon doit être là… Sauf si Boris l’a rangé ailleurs !
Il se leva d’un bond et sortit en faisant signe au droujinnik de patienter. Quand il revint dans la pièce, il tendit à Artem un petit paquet enveloppé dans un tissu brodé au fil d’or. Le droujinnik le déroula et examina le récipient. Aucune odeur ne s’en échappait, mais c’était la réplique exacte de l’aryballe qu’il avait vue chez Klim et qui contenait le Sang d’Aphrodite. À en juger par les zébrures qui la couvraient, elle avait été brisée puis soigneusement
Weitere Kostenlose Bücher