Le Sang d’Aphrodite
recollée.
— Comment avez-vous découvert ce flacon ? interrogea-t-il.
— Il traînait par terre avec les plats vides, à côté de la cape fourrée d’Anna… là où les deux amants s’étaient livrés à leurs ébats, expliqua Matveï. Quand les gardes ont emporté le cadavre, le représentant du Tribunal a déclaré qu’on pouvait disposer des objets dont les enquêteurs n’avaient pas besoin. J’ai commencé par ramasser et plier cette cape ; c’est moi qui l’avais offerte à ma petite fille…
Matveï déglutit avec peine avant de poursuivre :
— Entre-temps, Boris était revenu à lui. Il a apporté un plateau, et nous nous sommes mis à y empiler coupes et écuelles. J’ai ramassé cette fiole sans y prêter attention, mais elle a roulé et s’est brisée en tombant. Boris a rassemblé les morceaux, il voulait la réparer et la garder en souvenir de sa sœur. Il l’a recollée le jour même, l’a enveloppée dans l’écharpe préférée d’Anna et a rangé le paquet dans un coffre à vêtements.
— Étrange, murmura le droujinnik. Boris a omis d’en parler quand je l’ai interrogé sur le jour du meurtre.
— Cela a dû lui sortir de l’esprit, observa Matveï. Dieu sait qu’il était alors fou de chagrin.
— Qu’est-ce qui te fait croire que ce flacon appartenait à Anna ? Il avait peut-être été apporté par son amant.
— Les parfums, c’était le péché mignon d’Anna, je te l’ai déjà dit. Elle adorait ces essences ! Ses vêtements, sa peau, ses cheveux en étaient imprégnés, elle embaumait à toute heure du jour et de la nuit… Mais ce n’est pas à moi d’échafauder des hypothèses. Les enquêteurs du Tribunal n’ont manifesté aucun intérêt pour les goûts et les occupations de ma fille.
— Ils ont commis une grave erreur, répliqua le droujinnik. Et je ferai tout pour la réparer ! J’emporte cette fiole car c’est un indice précieux dans cette enquête.
Comme ils se levaient tous deux, Matveï esquissa un sourire sceptique.
— On m’a déjà fait assez de promesses en l’air, boyard. J’espère qu’un jour tu viendras m’annoncer que l’assassin est sous les verrous et qu’il attend le châtiment qu’il mérite. Alors seulement je reprendrai espoir en la justice du prince !
Artem se contenta de saluer Matveï en silence. Il enveloppa le flacon dans l’écharpe d’Anna, le rangea dans sa poche et se dirigea vers la sortie du domaine. Son hôte le raccompagna jusqu’au portail et attendit que le droujinnik l’ait refermé derrière lui.
Une fois seul, Matveï rejoignit la grand-salle et reprit sa place auprès de la table basse. Il vida sa coupe d’un trait puis resta immobile, calé dans son fauteuil, tandis que l’ombre du soir envahissait la pièce. Ses paupières ne clignaient plus, aucun muscle ne tremblait sur son visage. Un sourire apparut sur ses lèvres et s’accentua pour devenir un rictus cynique. La justice du prince, cette blague ! Des magistrats comme Artem ne voyaient pas plus loin que le bout de leur nez ! Quant à la justice divine, elle était comme la foudre : elle frappait rarement et à l’aveugle. Alors… qui vivra verra ! En attendant, il avait d’autres chats à fouetter, et Artem n’avait aucun moyen de deviner à quoi l’honorable Matveï occupait ses loisirs.
Dans l’obscurité maintenant complète, il réfléchit encore quelques instants, laissant errer au loin son regard d’oiseau de proie. Puis il se releva et gagna sa chambre. Il alluma les bougies d’un grand chandelier, ouvrit le coffre qui flanquait son lit et en sortit une ample cape sombre. Avant de s’en envelopper, il boucla autour de sa taille un ceinturon de cuir auquel il accrocha un poignard et une épée dans son fourreau. Il détailla son reflet dans un miroir d’acier poli. Les plis de son vêtement cachaient complètement les deux armes. Et lorsqu’il abaissa son capuchon, celui-ci dissimula son visage. Satisfait par cet examen, il éteignit les chandelles et sortit d’un pas rapide, que ses bottes en cuir souple rendaient silencieux.
Il dévala les marches du perron et se retourna : la maison silencieuse était plongée dans le noir, Boris n’était pas encore rentré. Lui-même devait se dépêcher, il avait un rendez-vous important. Ah ! Si seulement Artem pouvait s’imaginer qui l’honorable boyard de Kiev s’apprêtait à rencontrer et pourquoi ! Matveï éprouva une bouffée de joie
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