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Le sang de grâce

Le sang de grâce

Titel: Le sang de grâce Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Andrea H. Japp
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avait été allongée sur la table de la
grande salle commune. Grosse d’un homme, courtois, joyeux sans vulgarité, qui
l’avait conduite en l’étuve de la rue de l’Épervier, lors de sa dernière visite
à Chartres. Il avait suffi d’un seul regard entre eux pour qu’elle se décide.
Étrangement, elle savait qu’un enfant serait conçu à l’issue de cette brève
rencontre. Là était son but. Elle avait prié pour qu’il s’agisse d’un fils. Le
nom de cet homme ? Elle l’avait oublié. Au demeurant, elle n’était pas
certaine de l’avoir jamais connu. Pire, elle aurait été incapable de le décrire
en détail aujourd’hui, sa vie en eut-elle dépendu. Il était grand, plus qu’elle,
la chevelure châtain moyen, le regard bleu, comme son époux. De cela elle était
certaine – bien que n’en conservant pas souvenir – puisqu’elle
l’avait choisi sur ses ressemblances d’avec Hugues, à l’instar du précédent, le
père inconnu et presque sans visage de Mathilde.
    Elle avait eu si peur avant la
visite à la diseuse que lui avait recommandé Gisèle, sa vieille nourrice. La
cabane de la mauvaise fée puait le suint rance et la vieille crasse. La vilaine
sorcière s’était approchée d’elle pour lui arracher des mains le panier de
maigres offrandes qu’Agnès, âgée de seize ans, avait apporté. Un pain, une
bouteille de petit cidre, un bout de lard et une poule.
    Elle avait eu si peur, jusqu’à ce
que la femme pose la main sur son ventre et la détaille. Le regard de la
méchante sorcière s’était allumé d’une joie mauvaise, et elle avait craché sa
sentence :
    — C’est une autre pucelle que
tu vas nous pondre, ma belle, une pucelle. Pas de beau mâle avec une petite
queue entre les jambes !
    Hugues de Souarcy n’aurait pas d’hoir
posthume. Plus rien ne pourrait sauver Agnès.
    La jeune fille était demeurée
immobile, incrédule. Tout était dit, tout était achevé.
    Et puis l’humeur de la diseuse avait
basculé d’un coup, et sa hargne jouissive avait laissé place à la panique. La
vieille mauvaise avait glapi, rabattant son tablier crasseux sur son bonnet
afin de se voiler les yeux. Elle avait poussé Agnès dehors, lui intimant de ne
jamais reparaître.
    Agnès avait obtempéré. Elle avait
lutté contre l’envie de s’effondrer là, dans cette boue souillée d’excréments
de porcs, de s’endormir enfin, pour toujours.
    Au creux de cet implacable hiver
1294, quelques semaines plus tard, en ce début de nuit du 28 décembre, Agnès
avait contemplé l’agonie des dernières braises. Un froid mortifère s’acharnait
sur hommes et bêtes depuis des semaines. Tant de morts. Souarcy-en-Perche avait
enterré un tiers de ses paysans dans une fosse commune creusée à la hâte à
l’extérieur du hameau. Une épidémie de colique purulente s’en était mêlée.
    On grelottait. On s’accrochait à la
vie des autres comme si leur dernière chaleur pouvait se communiquer aux
spectres encore debout.
    Les survivants priaient jour et nuit
dans la chapelle glaciale attenante au manoir, espérant un improbable miracle,
associant leur malheur au décès récent de leur maître, Hugues, seigneur de
Souarcy.
    Un duvet argenté recouvrait par
endroits les braises qui s’éteignaient dans la cheminée de sa chambre. Le
dernier bois, la dernière nuit. Elle s’était méprisée de la sorte d’apitoiement
qu’elle éprouvait pour elle-même. Elle ne méritait nulle grâce, s’étant
comportée comme une femme dévoyée sans même l’excuse de la faim ou du froid.
    Elle avait serré contre elle son
beau manteau doublé de loutre et quitté ses chaussons de laine bouillie,
songeant que Mathilde, âgée d’un an et demi, les porterait dans quelques
années, si Dieu lui prêtait vie.
    Agnès avait descendu l’escalier en
colimaçon qui menait vers la grande salle commune. Seul l’écho creux de ses
pieds nus sur les dalles sombres et glaciales semblait exister encore.
    Sybille, qu’elle avait recueillie
quelques mois plus tôt parce que son évidente grossesse, consécutive à un viol
de soudards, la lui rendait presque sœur, l’attendait dans la chapelle.
Sybille, décharnée, bleuie de froid, de privations, de peur aussi. Une mince
chemise la couvrait jusqu’aux chevilles, tirant sur son ventre, révélant le
terme proche. Sybille que sa passion pour la pureté qu’elle croyait rejoindre
bientôt soulevait d’allégresse. Un sourire extatique aux

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