Le sang de grâce
grange.
Leone souleva Clément comme une
plume et l’adolescent s’installa à califourchon sur le faîte de la muraille,
s’aplatissant afin de se fondre dans l’obscurité. Il aida à son tour le
chevalier comme il le put, mais en dépit de sa minceur musclée, l’homme était
grand et pesait son poids. Pourtant, l’adolescent fut surpris par son agilité
et ne s’étonna plus qu’il ait pu grimper si facilement à la corde enroulée
autour de la gargouille du manoir. Ils se laissèrent glisser de l’autre côté et
se tassèrent, aux aguets. Tout était calme. Ils avancèrent, courbés vers le
sol, et rejoignirent enfin le flanc imposant du temple Notre-Dame. Clément
avisa la protubérance qui en saillait. Le fameux ouvroir qui permettait aux
frères d’aller prier sans sortir de l’enceinte de la commanderie. Ainsi que
l’avait annoncé le chevalier, une petite fenêtre, seulement défendue par un
épais barreau, s’ouvrait à hauteur d’homme. Il lui sembla que l’espace ménagé
entre le mur et la barre de métal était encore plus mince que le soupirail de
la bibliothèque des Clairets.
— Penses-tu parvenir à t’y
faufiler ? murmura Leone d’un ton inquiet.
— Au prix de quelques bleus et
bosses, sans doute. J’espère juste ne pas y rester coincé, chuchota à son tour
l’adolescent.
Leone lui fit la courte échelle.
Clément se tortilla, tentant de se rassurer en se serinant : si la tête
passe, le reste doit suivre. Pourtant, les irrégularités du silex lui
laminèrent les épaules et il serra les dents pour retenir un gémissement. Il
lui fallut suffoquer afin d’aplatir sa cage thoracique au maximum, bagarrer
pour passer une hanche, puis l’autre. Enfin, il glissa à l’intérieur, tête vers
le bas, retenu aux genoux par la poigne de l’hospitalier. En dépit du froid
glaçant, Clément haletait. Il leva un peu la voix pour préciser :
— Lâchez une jambe, je vous
prie, mais retenez l’autre, que je ne me fende pas le crâne dans ma chute.
Il parvint ainsi à se redresser et à
s’agripper d’une main au barreau. Leone libéra sa deuxième cheville et Clément
sauta à l’intérieur de l’ouvroir. Il s’approcha de la porte, massant son épaule
endolorie. La traverse qui condamnait l’huis bascula sans difficulté et Leone
le rejoignit aussitôt.
Ils débouchèrent dans la nef, guidés
par la pingre clarté lunaire que filtraient les hautes fenêtres en plein
cintre. Au loin, vers le choeur, une tache lumineuse semblait flotter à une
demi-toise du sol, petit météore incertain. Clément tendit l’index dans sa
direction. Leone marmonna :
— Les cierges de dévotion à la
très sainte Vierge.
Une étrange sensation avait envahi
Clément. À la pâleur soudaine de l’hospitalier, il comprit qu’ils la
partageaient. Il avait l’impression de pénétrer dans un autre univers, hors du
temps. L’appréhension, qui ne l’avait pas quitté de tout leur voyage, venait de
disparaître. Même le froid intense qui régnait dans l’ouvroir semblait hésiter
à les suivre ici. Une sorte de fébrilité lui fit tourner la tête en tous sens,
cligner des yeux dans l’espoir de s’accoutumer plus vite à l’obscurité. Leone
récupéra la bougette suspendue à son épaule et en tira deux esconces. Il avança
vers le chœur. Les ténèbres engloutirent sa haute silhouette. Clément songea
alors qu’il restait seul au monde, dans cet univers abrité par la massive
église. Pourtant, nulle crainte ne le serra. Deux minuscules étoiles se
détachèrent du météore et nagèrent vers lui. Il récupéra l’esconce que lui
tendait le chevalier en expliquant à voix très basse, plus parce que les
pierres épaisses sécrétaient un besoin de confidence que par crainte d’être
entendu de l’extérieur :
— Tu remarqueras que, hormis
l’autel, quelques candélabres et la statue de bois peint représentant Marie, il
n’y a rien ici qui puisse servir de cachette, sauf peut-être une maçonnerie
évidée ou une dalle pivotante qu’il nous demeure à découvrir.
— Comment pouvez-vous être
certain que ce que vous cherchez fut bien dissimulé dans ce temple, et non pas
en quelque autre bâtiment ?
— Un instinct auquel s’ajoute
la mentalité templière, qui, toute rivalité digérée, ressemble fort à la nôtre.
Le temple est le lieu le plus sacré d’une commanderie. Et nos deux ordres
manifestent une dévotion toute particulière à Marie.
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