Le sang de grâce
était une
des raisons pour lesquelles Aude appréciait tant les étuves. Sa qualité et sa
fortune lui permettaient d’être baignée chez elle. La deuxième justification
était plus stratégique. Les femmes entre elles parlent volontiers, parfois
trop, même lorsqu’elles ne se connaissent que d’un bain. S’échangent secrets
d’alcôves, recettes de cuisine, inquiétudes conjugales ou pécuniaires, et, à
l’occasion, des anecdotes capables de renverser des pouvoirs pour qui sait les
employer. Aude y glanait des informations. Enfin, nul autre endroit n’était
plus propice pour y recevoir la visite d’une autre femme dont on ne souhaitait
pas que des passants ou des domestiques la vissent pénétrer dans un hôtel
particulier, celui qu’Honorius Benedetti avait loué pour elle à Chartres, par
exemple. Quel meilleur lieu de confidence et d’anonymat que ces salles
bruissantes de conversations et de rires ?
Nombre d’étuves étaient mixtes en
cette époque où la nudité n’ulcérait pas. Certaines faisaient office de lieux
de rencontres galantes – qu’elles fussent ou non rémunérées –, pour
ne pas dire de bordel officieux. Aude évitait ces lupanars, dont quelques-uns
luxueux, où l’on dressait de charmantes tables devant les cuves de bain
protégées de rideaux afin que les amants de quelques heures puissent se
restaurer et déguster du vin fin entre deux séances d’exercice. À l’exception
de quelques rares mais impérieuses récriminations de son corps, la chair avait
depuis longtemps cessé d’amuser madame de Neyrat puisqu’elle en connaissait
toutes les ruses, tous les artifices. La chair était devenue un moyen comme un
autre de parvenir à ses fins.
Aude s’allongea sur le petit lit de
jour de son cabinet et ferma les paupières.
Honorius, cher Honorius. Elle avait
trouvé le camerlingue vieilli, rétréci, lors de sa récente visite à Rome.
Étrange comme l’appétence pour le pouvoir de nombreux hommes ne les rassasie
jamais. Ils arrachent, absorbent, ingurgitent, engloutissent continuellement de
nouvelles parcelles de pouvoir qui les laissent éternellement affamés.
Elle ouvrit les yeux et se redressa.
Une femme la contemplait, vêtue d’une robe trop légère pour la saison, la tête
enveloppée d’un bonnet de matrone qui dissimulait probablement un crâne chauve.
Aude se leva, récupérant sans hâte le drap essuyoir qui avait glissé au sol
afin de s’en couvrir. L’autre détailla la chevelure blonde qui encadrait le
captivant visage à l’ovale parfait, le front harmonieusement bombé, les
immenses lacs d’émeraude étirés en amande vers les tempes et la petite bouche
en cœur. Elle détesta d’emblée cette femme trop belle, trop assurée, trop
désinvolte qui lui rappelait avec une involontaire cruauté tout ce qui lui
faisait défaut et la torturait depuis longtemps.
D’un ton distant mais affable, Aude
de Neyrat s’enquit :
— Je vous vois sans ballot ni
paquet, madame. Ne les auriez-vous point encore récupérés ? Notre
« ami » commun sera fort marri de l’apprendre.
— Si fait, je les ai en ma
possession.
— Les trois ?
— En effet.
— Quelle réjouissante nouvelle.
Où sont-ils ?
— En l’abbaye des Clairets,
laquelle hébergeait une bibliothèque secrète que j’ai eu grande difficulté à
découvrir.
— N’êtes-vous donc pas
grassement rétribuée pour ce genre d’embarras ? ironisa Aude d’un ton à la
légèreté trompeuse, avant de reprendre : Or donc, les manuscrits tant
convoités sont toujours aux Clairets… Voilà qui ne nous avance guère.
— C’est que notre mère a donné
ordre d’inspecter les charrois et de fouiller à corps toutes les sortantes,
quelles que soient leurs tâches et attributions. Je ne pouvais prendre le
risque de…
— Contretemps bien fâcheux qui
mécontentera notre ami italien. Quant à cette abbesse, madame de Beaufort,
l’agacement qu’elle nous procure va croissant. Nous avons un urgent besoin de
ces volumes. Pensez-vous qu’elle se lasse bientôt de la surveillance de ses huis ?
— J’en doute. Je suppute
également qu’elle ordonnera une fouille méthodique de l’abbaye.
Une moue contrariée joua sur les
lèvres d’Aude de Neyrat.
— Quelle exécrable perspective.
A-t-elle des chances de les retrouver ?
— Je ne le pense pas…
— Mais ? Car un
« mais » suivait, n’est-ce pas ?
— D’étranges événements
surviennent
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