Le sang de grâce
pâle
ainsi qu’il convient à une dame de qualité, bien que madame de Souarcy
travaille volontiers au-dehors avec ses gens, débita l’autre d’un ton sec.
— Jusque-là, plaisant tableau.
Pourquoi semble-t-il tant vous déplaire de le brosser ? badina madame de
Neyrat. Poursuivez, je vous prie.
Le visage de l’autre se crispa et
elle siffla entre ses dents :
— J’en ai soupé de cette
Souarcy ! Quoi ? Elle paraît et il semble que tous soient prêts à se
battre pour elle. Tous l’encensent et la parent de mille vertus. Qu’a-t-elle la
Souarcy ? Elle est bien tournée, certes, pieuse, digne, et érudite, sans
doute intelligente.
— Fichtre… Et cependant vous
trouvez injuste qu’on l’encense ? ironisa Aude de Neyrat. Ma bonne, la
jalousie et l’envie sont des armes bien perfides. Il convient de s’en défier.
— Que voulez-vous dire ?
— La jalousie conduit certains
esprits faibles à rechercher en l’autre les causes de leur échec ou de leur
insatisfaction, quand elles ne sont présentes qu’en eux.
L’insulte était si peu voilée que la
femme rougit sous le camouflet. Elle détestait ce joli monstre, et lui aurait
volontiers fait rentrer ses paroles dans la gorge. Elle la détestait, cependant
elle en avait peur. Aude de Neyrat reprit :
— Rassurez-vous. Madame de
Souarcy cessera sous peu d’être une épine à votre flanc… J’ai quelques
plaisantes idées à ce sujet. Toutefois… chaque chose en son temps. À trop
vouloir se hâter, on finit souvent cul par-dessus tête. À vous revoir, donc, à
la future semaine échue, en ce même lieu, à cette même heure… accompagnée des
manuscrits. Nous nous réjouirons autour de délicieuses pâtes de pommes aux noix
et au miel de ce que madame de Beaufort a enfin rejoint son époux tant aimé. Au
fond, qui dit que nous ne lui rendons pas ainsi un précieux service ?
La Haute-Gravière, Perche,
décembre 1304
Un vent humide et mordant s’était
levé, forçant son chemin jusque dans la gorge des téméraires, assez insensés
pour se trouver dehors en cette heure intermédiaire où la nuit prenait d’assaut
les derniers vestiges du jour.
Agnès tenait Clément plaqué contre
elle, dirigeant d’une main Églantine, la puissante jument de Perche [24] à la robe d’un gris presque noir. Le garrot d’Églantine dépassait la
taille d’un homme, trahissant des origines mêlées de boulonnais plusieurs
siècles auparavant. Faits pour le labeur d’endurance, ces valeureuses bêtes,
capables de porter leur cavalier de France jusqu’en Terre sainte, pouvaient
également soutenir un semi-trot, faire preuve d’une étonnante souplesse
lorsqu’il s’agissait de sauter un obstacle, mais le galop les épuisait vite.
Aussi avaient-ils progressé à allure modeste depuis le manoir de Souarcy.
Agnès flatta l’encolure vigoureuse
et complimenta l’animal :
— Doux, belle Églantine. Nous
sommes rendus.
La jument s’immobilisa, attendant
sans impatience que Clément se laisse glisser au sol contre sa jambe et
qu’Agnès saute de la selle de dame équipée d’un unique étrier gauche. Elle se
réceptionna, ses pieds s’enfonçant dans la boue rougeâtre. Elle grimaça et
l’adolescent s’inquiéta :
— Les blessures que vous
infligea ce démon ne sont pas encore guéries, n’est-ce pas, madame ?
— Je ne porte plus guère que la
cicatrice des coups, grâce aux bons soins de ce gentil Agnan, des moines
infirmiers qui se relayèrent à mon chevet et surtout de l’onguent presque
magique que me fit porter le médecin de monseigneur d’Authon, ce Joseph si cher
à ton cœur. Cela étant, l’humidité me tiraille parfois. Le pire est derrière
moi, ne t’alarme.
Remontant d’une main le devant de sa
robe, la jeune femme avança de quelques pas. Un soupir de consternation lui
échappa lorsqu’elle contempla l’étendue déprimante que lui avait concédée son
douaire. Une belliqueuse anarchie d’orties avait colonisé les dix arpents de
terre aride. Rien d’autre ne s’entêtait plus à y pousser. La pénombre ajoutait
à la désolation de ce lieu battu par les vents et les pluies incessantes.
La respiration difficile de Clément
la tira de son affligeante contemplation. L’adolescent haletait, semblant avoir
mené longue course. Il murmura :
— J’ai peur maintenant que
voilà le moment. Peur de m’être trompé, que mon intuition ne soit que chimère.
L’inquiétude de Clément
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