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Le sang de grâce

Le sang de grâce

Titel: Le sang de grâce Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Andrea H. Japp
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dont je porte seule la
connaissance. Si j’ai tant tardé à m’y décider, c’est que nous craignions que
certaines informations faussent votre route. Nous ? Les quatre
sœurs : Claire, votre mère, Clémence, Philippine et moi-même.
    Le temps me fait défaut. Elle fondra
d’un instant à l’autre sur moi pour m’engloutir, je le sens. Qui ? La
meurtrière, l’Ombre.
    Ce sont des vies de calculs, de
stratagèmes, de ruses qu’il me faudrait vous conter. Ce sont également des vies
d’amour, de confiance, d’entraide et d’abnégation. Ne vous leurrez pas à mon
sujet. Je ne suis que la plus piètre, la plus timide représentante de cette
sororité de sang et d’âme. Étrangement, c’était à moi que devait échoir de
survivre quand les trois autres eussent été tellement plus aptes à poursuivre.
Si je me suis interrogée sur cette sélection, force m’est d’admettre que je
n’en ai jamais perçu la raison.
    Avant de passer à ces douloureux
aveux, je voulais vous redire encore combien je vous ai aimé, combien je vous
aime et vous aimerai pour l’éternité. Votre venue au milieu du couple heureux
que nous formions, Henri et moi, fut une bénédiction en dépit des ravages
laissés par le décès de Claire et d’Alexandrine, votre jeune sœur. Vous fûtes
le soleil et l’espoir qui nous manquaient. Vous fûtes ma dernière raison de
vivre. Claire, vous le savez, est restée à chaque instant au chaud dans mon
cœur. Pourtant, Dieu que j’ai aimé porter ce nom de mère. Dieu qu’il m’a fallu
parfois consentir à de rudes efforts afin de ne jamais oublier que je n’étais
que la seconde.
    Quatre sœurs, quatre femmes donc,
dont Philippine à l’aimante inflexibilité. Peut-être vous étonnâtes-vous de nos
silences à son sujet, de cette discrétion que je manifestais lorsque vous me
posiez des questions sur cette tante de sang que vous n’aviez jamais
rencontrée. Souvenez-vous : j’attirais alors votre attention vers un
livre, un arbre, une autre histoire. Il m’était, il nous était si difficile de
vous mentir, aussi préférions-nous la dérobade…
     
    Les deux dernières lettres
s’attardaient sur la feuille de papier, comme si Éleusie avait hésité à
poursuivre. La première lettre du mot suivant était empâtée, prouvant qu’elle
avait plongé trop vivement sa plume dans l’encrier.
     
    … Tant d’images me reviennent, si
urgentes, embrouillées. Philippine, magnifique chimère. Elle était d’une beauté
à couper le souffle. Vous aurez sans doute quelques difficultés à ajouter foi à
mes dires, mais de l’avis de nous toutes, même de votre mère que le ciel avait
paré de tant de qualités d’esprit et de traits, Philippine était un miracle.
Son intelligence n’avait d’égale que sa beauté, sa bonté, sa compassion. Les
anges s’étaient acharnés au-dessus de son berceau, rivalisant de grâces. Ah…
les éclats de rire de Philippine. Que ne donnerai-je pour avoir aujourd’hui le
privilège de les entendre à nouveau. Un rien la faisait sourire. Cependant,
derrière cette gaîté qui illuminait la vie de ceux qui l’approchaient se
dissimulaient une force, un courage, une détermination peu communs. Philippine
ne redoutait rien, ni personne, hormis Dieu. Une dernière précision manque à ce
portrait fidèle. Elle est pourtant fondamentale. À l’instar de Claire, votre
mère, et de moi, dans une moindre mesure, Philippine avait reçu ce don de
prescience qu’elle taisait sans pour autant le repousser, contrairement à moi.
Ces visions m’ont terrorisée et j’ai tenté couardement de les étouffer.
Clémence en était indemne, même si son extrême sensibilité lui faisait parfois
sentir les événements et les êtres avec autant d’acuité que nous. Claire les
explorait. Philippine les a suivies. Jusqu’au bout.
    Ce ne fut donc ni folie des sens, ni
regrettable erreur et encore moins scandaleux péché de sa part. Lorsque cet
homme croisa sa route – et j’ignore tout de lui – elle sut que son
enfant devait naître de lui.
    Sa grossesse fut discrète, ainsi que
vous l’imaginez. Elle se déroula pour moitié en Italie, chez votre mère, pour
moitié en Normandie, chez nous.
    Les larmes me viennent, mon chéri,
car la fin approche : celle de cette lettre que je vous imagine lire,
celle de Philippine, la mienne aussi. La ventrière l’affirma :
l’accouchement fut un des plus horribles qu’elle ait jamais accompagné.

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