Le sang de grâce
assez surprenante. Si elle croyait
que les enfants obéissent toujours aux ordres des adultes, elle faisait preuve
d’un grand aveuglement à leur égard.
— Les connaissez-vous ?
— Votre pardon ?
— Ces enfants, les
connaissez-vous ? Combien en choisissez-vous ?
— Je ne les connais guère que
de vue, et encore. Emma de Pathus, la maîtresse des enfants, en a la charge
qu’elle partage avec les écolâtres. Combien ? Leur nombre n’excède pas la
vingtaine. Il s’agit pour la plupart d’enfants de gros fermiers, de bourgeois
ou de petits nobles pas assez fortunés pour se permettre les services d’un
précepteur. Ils arrivent en sachant lire et écrire, nous complétons
l’enseignement des Évangiles, sans oublier un peu d’astronomie. J’oubliais le
latin et ses plus vénérés auteurs : Cicéron, Suétone et Sénèque. Certains
enfants sont fort doués, d’autres, en revanche peinent à… Mon Dieu !
s’exclama-t-elle soudain en plaquant la main sur ses lèvres.
— Quoi ?
— Clément ! Cela ne se
peut… Ce serait si stupéfiant…
— De grâce, je vous en prie,
expliquez-vous.
— Nous avons accepté Clément,
le protégé de madame de Souarcy. Il est si vif, si vorace de savoir…
Pensez-vous que… ? Comment aurait-il découvert la bibliothèque ?
Pourquoi lui et pas un autre ? argumenta-t-elle plus pour elle-même qu’au
profit de Francesco.
Cependant, un instinct convainquit
Leone que le jeune garçon était bien celui qu’il cherchait.
La boucle commençait de se refermer.
Une autre coïncidence venait de
s’ajouter à l’interminable chapelet de celles qui dirigeaient leurs vies à tous
depuis si longtemps.
Il lui fallait se rapprocher au plus
vite du garçon, en priant pour qu’il n’ait pas détruit ou perdu la feuille
arrachée.
L’impatience gagnait l’apothicaire
et il comprit qu’elle redoutait le réveil de ses sœurs. Il la suivit dans le
bureau de feu sa seconde mère et attendit qu’elle verrouille la porte dérobée. Sur
une impulsion, il la serra contre lui, murmurant à son oreille :
— Prenez garde à vous. Vous
êtes son dernier obstacle. Merci infiniment, ma sœur, d’avoir veillé les
ultimes instants de ma tante, merci du chagrin que vous a causé son trépas. Je
trouverai bientôt le moyen de renouer notre lien. Je vous en conjure, découvrez
les manuscrits avant qu’il ne soit trop tard et surtout, vivez !
Il disparut ensuite par la fenêtre
qui lui avait livré passage plus tôt.
Esquive se rencogna contre l’un des
piliers qui soutenaient le mur extérieur du scriptorium et suivit du regard la
haute forme que les ténèbres engloutissaient bien vite. Le froid obstiné de
cette nuit d’hiver ne la mordait plus. Elle posa une main, aux doigts si gelés
qu’elle les sentait à peine, sur sa bouche afin d’étouffer son murmure :
— Mon bel archange. Ne
t’inquiète, je veille. J’attends. La jolie vipère arrivera sous peu. Et
celle-ci est bien plus redoutable que celle qui sévit déjà entre ces murs.
Annelette sourit, fouillant sa
mémoire. À bien y réfléchir, c’était la première fois. Pour la première fois,
un être l’avait étreinte sans qu’elle en éprouve de gêne ou d’agacement. Cela
étant, Éleusie lui avait confié que Francesco était si peu une créature de
chair, tellement un ange.
Elle sortit dans le couloir avec
prudence et rasa les murs jusqu’au dortoir où elle s’allongea dans son lit pour
quelques brèves minutes avant vigiles. Elle ne se recoucherait pas ensuite mais
reprendrait sa fouille, comme la veille et l’avant-veille.
Elle lutta contre le sommeil qui
alourdissait ses paupières, se morigénant : quel intérêt y avait-il à
dormir un bref moment, elle serait encore plus épuisée au réveil. Pourtant, la
fatigue l’assommait, rongeant sa résistance. Ses idées s’embrouillèrent,
incohérent magma d’images qui précède le sommeil. Une ombre confuse prit
soudain forme, noire, immense, menaçante. Des griffes longues et puissantes se
levèrent. Elle se redressa d’un bond. Un ours ! Un ours noir ! Le
poison qui avait tué Éleusie était utilisé en Asie pour se défaire des ours.
Nux vomica. La redoutable drogue était extraite des graines des fruits
orangés d’un bel arbre de vingt mètres de haut. Des baies de la taille d’une
pomme. L’arbre se nommait strychnos nux-vomica [57] . Elle rappela ses souvenirs. Il s’agissait
d’un poison
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