Le sang de grâce
Nous
n’avons pas le temps, comprenez-vous, nous n’avons pas le temps de pleurer nos
chères victimes…
La voix tendue de la sœur
apothicaire mourut dans un soupir. Il rectifia :
— Malheureusement, je doute
qu’il s’agisse là de l’ultime infamie.
Francesco lutta contre la panique
qu’il tentait de juguler depuis l’annonce de la disparition des manuscrits, de
son carnet. Le temps d’un battement de cœur, d’un seul, il eut la tentation de
s’avouer vaincu, de baisser les armes et de se rendre. Arrêter à l’instant,
repartir à Chypre, se perdre à jamais entre les murs rébarbatifs de la
citadelle de l’île lointaine. S’y souvenir tout son saoul de sa vie avec
Éleusie et Henri de Beaufort, de Claire, sa mère, d’Alexandrine, sa délicieuse
sœur… Comme un murmure, très doux, dans son esprit ravagé de chagrin.
« Non, ne jamais renoncer. Se
battre jusqu’au bout et au-delà. » Éleusie ? Claire ? Clémence,
cette tante qu’il avait peu connue ? Ou alors Philippine, l’aînée, la
guerrière tant aimée de ses sœurs ? Il n’aurait su le dire. Il n’avait
jamais rencontré Philippine. Éleusie, et Claire avant elle, en parlait peu,
comme si la seule évocation de son prénom les plongeait l’une et l’autre dans
un merveilleux passé qui n’appartenait qu’à elles. Pourquoi lui paraissait-il
soudain vital de se souvenir des moindres bribes, des plus infimes détails
qu’il avait pu glaner à son sujet ?
Éleusie avait un jour lâché :
— Elle se savait la plus forte,
la plus déterminée, aussi s’est-elle sacrifiée pour nous.
Sa tante s’était bien vite ravisée,
se fermant comme une huître, refusant de poursuivre en dépit de l’insistance de
Francesco.
De qui parlait-elle en confidence
avec Claire lorsqu’il était apparu au seuil des appartements de sa mère :
— Elle ressemble tant à
Philippine que mon cœur s’est renversé lorsque je l’ai vue pour la première
fois.
Il était encore enfant à l’époque.
Les deux femmes s’étaient tues en le découvrant. Il n’avait pas eu
l’impertinence de les presser de questions.
— Chevalier ?
Chevalier ?
La pression d’une main sur sa manche
le fit revenir à ce bureau qu’il avait tant souhaité rejoindre et qu’il
détestait maintenant.
— J’ai tant de peine,
chevalier, et pourtant, je sais qu’elle ne se compare en rien à la vôtre. Vous
perdez une mère. Je perds une sœur et ma seule amie. L’une des jolies lumières
qui guident notre vie vient de s’éteindre et elles sont si rares que chaque
extinction est une insupportable blessure. Pourtant, le temps presse,
chevalier, je vous en supplie… Vigiles* n’est plus loin de nous.
Accompagnez-moi dans la bibliothèque afin que je vous y remette la lettre et
les plans.
Il la suivit avec le sentiment que
chaque pas lui coûtait un considérable effort. Annelette récupéra les précieux
documents posés sur une des étagères et les lui tendit. Il fourra le parchemin
dans son surcot et retourna la lettre posthume entre ses doigts. Il imagina
Éleusie, assise derrière sa lourde table de travail, le front incliné, traçant
ces mots qu’il avait presque peur de découvrir. Quand ? Sentait-elle
l’avancée de sa fin ? Annelette se méprit sur la raison de son hésitation
et proposa d’une voix anormalement tendre :
— Souhaitez-vous que je me
retire afin de vous en laisser prendre connaissance en solitude ?
Il hocha la tête en signe de
dénégation et avoua, sincère :
— De grâce, demeurez, ma sœur.
Votre présence m’apaise. C’est juste que… C’est juste…
— Qu’elle est si proche de nous
que sa présence nous entoure, alors que nous ne pouvons la rejoindre ?
Il la fixa, étonné, ému aussi
qu’elle parvienne si aisément à lire sa pensée. Elle précisa :
— Il en va ainsi de quelques
belles âmes bien trempées. Comme la sienne. Elles s’attardent un peu afin de
nous aider à nous orienter dans les ténèbres.
Il baissa les yeux et décacheta la
missive, datée de quelques jours, de l’avant-veille de son assassinat. Ainsi,
elle savait.
Mon très doux chéri,
Lorsque vous lirez ces mots, je ne
serai plus auprès de vous pour vous baiser le front. Néanmoins, ne doutez
jamais que je continuerai de veiller sur votre vie toujours. Dieu m’accordera
cette grâce, j’en suis certaine.
Il me faut maintenant combler pour
vous les lacunes de nos histoires, du moins celles
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