Le sang de grâce
pas d’un artisan
ou d’un petit commerçant ambulant, comme sa mise aurait pu l’indiquer. Au
demeurant, si tel avait été le cas, Agnès par charité lui eut offert
indifféremment le manger et le boire, mais en cuisines. Plus étrange, il eut la
déroutante mais insistante sensation de connaître cet homme, bien que certain
de ne l’avoir jamais rencontré.
— Le chevalier de Leone nous
honore d’une visite inattendue et… peu conventionnelle, le prévint sa dame d’un
ton plat.
Ainsi, c’était lui. Il voulut courir
vers cet homme si beau et tomber à genoux en infinie reconnaissance pour
n’avoir pas hésité à prendre la vie infâme de Florin afin de sauver Agnès.
Cependant, le regard bleu sombre qui le scrutait l’en dissuada. Un regard en
gouffre, un gouffre tentant, reposant.
— Etes-vous restauré,
monsieur ? s’enquit Agnès.
— J’ai mangé à satiété, madame,
et vous en remercie, car c’est précieux présent.
— Clément est mon confident. Il
peut entendre tout ce qui me concerne. Les usages étant saufs et la charité
chrétienne respectée, je vous demande à nouveau, chevalier, les raisons de
votre effraction chez moi, reprit-elle d’un ton doux.
« Effraction » ? Que
voulait-elle dire ? Clément sentit que le moment d’intervenir n’était pas
venu.
Leone baissa la tête vers la table
et ramassa avec soin les miettes éparses pour les avaler, en homme qui se
souvient de la faim.
— Je le confesse : je
cherche un objet qui m’a été dérobé, vraisemblablement sans intention de
commettre un larcin.
— Car on pourrait voler sans
commettre de larcin ?
— Certes, lorsque l’on ne
connaît pas la nature exacte de sa volerie.
— Et j’hébergerais en ma maison
un tel escamoteur ?
— Un escamoteur de peu de
culpabilité, en effet.
— Quel est cet objet ?
Une impression d’irréalité gagna
Clément. Une révélation cruciale se préparait, il l’aurait parié sur sa vie.
Pourtant la discussion, bien que tendue, se déroulait de part et d’autre dans
une sorte de calme déconcertant.
— Il m’est impossible de
répondre à cette question.
— De grâce, chevalier, insista
Agnès sans la moindre trace d’énervement. J’ai le pesant sentiment que… rien de
tout cela n’est fortuit. Dieu, je cherche les mots pour définir ce que je
ressens, sans les trouver. J’ai… la conviction qu’une trame s’est tissée, liant
nos trois vies et bien d’autres êtres ou événements, notamment ma fille,
l’Inquisition, mon demi-frère, et que tout ceci remonte si loin que j’en perds
la trace.
Un long soupir de Leone lui
répondit, dont elle ne sut dire s’il était de consternation ou de soulagement.
Une scène défila dans la mémoire de
Clément, anodine, ou presque :
Un haut pupitre d’écriture,
devant lequel on se tenait debout. Une plume creuse reposant à côté d’un
encrier de corne. Nul morceau de papier alentour afin d’y recopier certaines
des notes du carnet. Le papier était un luxe, et on le protégeait dans des
cabinets fermés. Les deux dernières pages du grand volume. Vierges. Il avait
ensuite fait disparaître toute trace de son travail en nettoyant le tuyau de la
penne et ses doigts à l’aide d’un coin de sa tunique trempée de salive.
D’une petite voix tremblante,
l’adolescent déclara :
— Il s’agit de la feuille,
madame. La feuille dont je vous ai parlé, celle que j’ai arrachée du carnet du
chevalier Eustache de Rioux. Ainsi, monsieur, vous êtes le corédacteur de ces
notes ?
— Oui.
— Vous ne pouvez plus vous
taire, asséna Agnès.
— À l’inverse, madame. Je suis
tenu au plus absolu secret. N’y voyez nulle manigance, nul calcul de ma part.
— N’est-ce pas ce secret qui a
failli me coûter la vie ? argumenta la dame de Souarcy.
— Je l’admets et le cœur me
saigne des tourments que vous endurâtes. Si le secret venait à être dévoilé…
qui peut affirmer qu’il se réaliserait encore ? Tant d’êtres seraient
pourchassés, exécutés. (Il marqua une courte pause, sourit en renversant la
tête, et Agnès eut la nette sensation qu’il visitait un monde prodigieux. Il
murmura :) Or votre vie, madame… votre vie m’est infiniment plus précieuse
que la mienne.
— Justement, il n’est plus
temps, monsieur, intervint Clément. Le carnet a été volé ainsi que le traité,
et vous ne l’ignorez pas. D’autres perceront le secret sous peu et je
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