Requiem pour Yves Saint Laurent
« Sa carapace ne le protège plus », m’avait assuré un intime en février 2008. La mort se glisse sous les draps des vivants bien avant de les frapper. Elle épuise, elle ronge, elle se colle comme une amante insatisfaite. Elle sème. Elle casse. Elle rend fou. S’en va. Sonne. Revient. Elle se fait passer pour l’autre. Derrière les portes à battants des hôpitaux, dans l’odeur de désinfectant, on la voit grimacer, dans les cliniques aux couloirs feutrés, elle se fait les ongles, boit du champagne noir. Prépare son entrée, lentement, sûrement. Un jour, le regard de l’homme qui avait fait du monde son miroir, n’accroche plus la lumière, il flotte. Il a une bouche, des jambes, des bras. Plus rien ne s’invite en lui. Ni les chevaux kirghiz ni le parfum du santal de Mysore. On
est là, en face d’un être réduit par ces pilules déconseillées aux « utilisateurs de machines ». D’un vertige de roses, il ne reste que les épines. Les « beautés immenses et délicates » s’éteignent en lui.
« J’ai glissé mes mains sous des voiles interdits,
touché l’Intouchable
et vécu les nuits sublimes du cantique des cantiques »,
écrivait-il. Je l’avais rencontré à travers ses robes, qu’on aurait dites ensorcelées par « les parfums pourpres du soleil » dont parle Arthur Rimbaud dans les Illuminations , l’un des livres de chevet d’Yves Saint Laurent. Avec lui, la nuit semblait taillée dans la « soie des mers », le sacré et le profane se disputaient toujours l’étrange appel de l’aube. A Paris, quand ses robes passaient, un frisson de beauté se répandait sous le grand lustre du Salon impérial. L’hôtel Intercontinental ne s’appelait pas encore Le Westin. Il venait saluer et repartait, le visage plein de Love couleur rouge 19, les baisers de ses mannequins. « Yves ! » Les seuls à l’appeler
par son prénom étaient les photographes, auxquels il souriait, les cheveux teints, immense et vacillant dans son costume de scène, celui de Monsieur Saint Laurent. Autour de lui, le public avait vieilli. Du second rang, il n’était pas rare d’apercevoir, sous la veste d’une fidèle, le zip d’une jupe en cuir bloqué par quelques kilos en trop. Mais sur scène, le corps se métamorphosait, à la fois altier, voluptueux, il prenait son envol, entre les blés et les vagues. Ses Boyard étaient devenus des Vénus et des Flore. Le trait s’était condensé, au point que des trente-deux mètres exigés pour un manteau lamé or en 1976, ne restait qu’un souffle d’air teinté, une promesse de bonheur, apparue sur les traits d’Ysé, l’héroïne du Partage de Midi , de Claudel, l’un de ses autres livres fétiches : « Tu es comme l’arbre cassie et comme une fleur sentante ! Et tu es comme un faisan, et comme l’aurore, et comme la mer verte au matin pareille à un grand acacia en fleurs et comme un paon dans le paradis… »
Avec leur carrure impressionnante, certains vêtements de jour d’Yves Saint Laurent étaient comme trop marqués par la gloire. Ceux-là
correspondaient souvent au milieu des années quatre-vingt, au faîte des honneurs. Ils évoquaient l’insistance avec laquelle certaines femmes mûres se fardent pour dissimuler leur solitude. Le masque de fonction accuse l’âge, là où la nature pourrait l’esquiver. Ce n’est qu’après la séparation qu’elles renaissent, au bord d’une autre vie, d’une envie nouvelle d’amour, de vent, de liberté.
Un rêve se prolongeait dans le sillage d’une histoire qui se terminait. Je pense en particulier aux dernières robes de mousseline, glissées comme des songes, au milieu du défilé « Rétrospective 1992-2002 » en janvier 2002, au Centre Pompidou. Des nuées d’aurore constellées de cristal de roche. Des iris et des bougainvillées que le vent tissait à l’infini. Leurs reflets semblaient chargés de toutes les lumières, de tous les jardins, de tous les rêves qu’Yves Saint Laurent était allé chercher au fond de lui-même. L’étoffe suivait le contour du corps sans l’étreindre, rien ne l’enfermerait jamais dans l’histoire de la mode, ce n’étaient ni les drapés Parthénon de Grès, ni les robes mouchoirs de Vionnet, c’était juste la vie qui
remuait en nous. Un souffle d’amour dans les mains de Madame Georgette et de Madame Colette, premières d’atelier flou. Colette était arrivée en 1996, après des années chez Chanel, Hanae Mori,
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