Le sang des Borgia
avait enseigné l’art d’empoisonner leurs ennemis dans le collège des cardinaux, avant de la vendre à plusieurs reprises à d’autres puissantes familles, pour cimenter son alliance avec elles. Son premier mariage avait été annulé, le second avait pris fin par le meurtre de son mari, assassiné par César Borgia.
Filofila se surpassait quand il consacrait des poèmes à celui-ci. Il décrivait avec un luxe de détails son habitude de porter un masque pour dissimuler un visage défiguré par les plaies suppurantes de la vérole, sa façon de duper aussi bien les Espagnols que les Français, de trahir l’Italie avec eux. Lui aussi avait commis l’inceste avec sa sœur et sa belle-sœur. Il avait cocufié l’un de ses frères, et tué l’autre. Le viol était son passe-temps préféré, avec le meurtre.
Le mariage avec Alfonso d’Este était proche : Filofila accabla Lucrèce de son venin. Elle avait couché avec son père et son frère, d’abord séparément, puis en même temps. Elle ne dédaignait pas les chiens, les ânes et les mulets ; son valet de pied l’ayant surpris, elle l’avait empoisonné. Et voilà que, sans rougir d’une conduite aussi ignoblement dépravée, son père la vendait à Ferrare pour devenir l’allié d’une illustre famille. C’était vraiment son chef-d’œuvre !
Tout cela avait rendu Filofila célèbre. Ses vers étaient recopiés, placardés sur les murs de Rome, diffusés à Florence, recherchés par les aristocrates vénitiens. Bien entendu, il ne signait jamais rien de son nom ; mais sous chaque poème étaient dessinés deux corbeaux se becquetant mutuellement, qui étaient sa marque de fabrique. Tout le monde savait qui en était l’auteur.
Par un bel après-midi ensoleillé, le poète s’habilla et se parfuma, comptant se rendre auprès de son protecteur, le cardinal Orsini. Celui-ci lui avait offert une petite maison au sein même de son palais : comme tous les grands seigneurs, il voulait que ses parents et ses protégés soient là, pour le défendre si besoin était. Et Filofila savait aussi bien manier la dague que la plume.
Entendant un cliquetis de sabots, il regarda par la fenêtre. Une douzaine de cavaliers se dirigeaient vers sa demeure, qu’ils entourèrent. Ils étaient tous en armure, hormis leur chef, entièrement vêtu de noir. Filofila eut un hoquet en reconnaissant César Borgia, masqué comme à l’accoutumée, et armé d’une dague et d’une épée.
Le poète fut soulagé de voir les gardes des Orsini s’approcher. Mais César, sans leur prêter attention, s’avança jusqu’à la maison de Filofila, qui sortit pour le saluer.
César souriait ; il s’adressa à lui en témoignant d’une politesse appuyée :
— Eh bien, maître ! J’étais venu vous aider à écrire vos poèmes ; mais c’est impossible ici. Il faut que vous me suiviez. Filofila s’inclina avec solennité :
— Votre Excellence, il me faut refuser. Le cardinal m’a convoqué ; je vous reverrai dès que vous en aurez le loisir.
Il était furieux que César soit venu jusque chez lui ; mais mieux valait ne pas sortir sa dague.
César n’hésita pas ; se penchant, il souleva le poète, comme s’il était fait de chiffons et le jeta en travers de son cheval. Puis il le frappa, une seule fois – mais de quoi le plonger dans l’inconscience.
Quand Filofila ouvrit les yeux, il était dans une pièce aux poutres apparentes, aux murs couverts de têtes d’animaux –sangliers, ours, taureaux. Ce devait être un pavillon de chasse.
Puis, regardant autour de lui, il vit un homme qu’il reconnut sans peine. Seule l’épouvante le retint de pousser un cri. C’était Don Michelotto, le célèbre tueur, fort occupé à aiguiser un couteau.
Au bout d’un moment, le poète trouva le courage de parler :
— Tu dois savoir que le cardinal Orsini et ses gardes me retrouveront ! Et qu’il saura punir ceux qui m’ont enlevé !
Don Michelotto ne répondit rien et continua à s’affairer.
— Je suppose que tu comptes m’étrangler ? lança Filofila d’une voix tremblante.
L’autre parut enfin le remarquer :
— Non, signor poète. Pas du tout ! Ce serait indigne d’un homme aussi ignoble que vous.
Il eut un grand sourire :
— Je vais vous couper la langue, puis les oreilles et le nez, les parties génitales, et enfin les doigts – un par un. Peut-être ne m’en tiendrai-je pas là. Mais je peux aussi, poussé par la pitié, vous
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