Le sang des Borgia
d’affection pour toi ; il n’aurait pas écrit tant de poèmes infâmes, sinon.
— Je le sais, dit-elle en lui caressant le visage. Je devrais te remercier pour tout ce que tu fais pour me défendre – en dépit de la mort d’Alfonso, car j’ai compris depuis longtemps pourquoi tu avais agi ainsi. C’est toi qui m’inquiètes. Tu sembles tuer tant de gens, ces temps-ci. N’es-tu pas soucieux du salut de ton âme ?
— S’il y a un Dieu, du moins tel que père le présente, il ne peut vouloir nous empêcher de nous entre-tuer : sinon, il n’y aurait pas de guerres saintes. Quand on dit : « Tu ne tueras pas », cela signifie simplement qu’il faut avoir une raison honorable de le faire, faute de quoi c’est un péché. Ce n’en est pas un que de pendre un meurtrier.
Elle se plaça face à lui : c’était là un sujet qui la tourmentait.
— Mais comment en être sûr ? N’est-ce pas faire preuve d’arrogance que d’en décider ? Les Infidèles pensent qu’il est parfaitement honorable de tailler en pièces les chrétiens, qui eux-mêmes croient qu’il est juste de massacrer les musulmans.
— Lucrèce, répondit-il, surpris de la sagacité de sa sœur, je ne tue jamais par satisfaction personnelle, seulement pour notre bien à tous.
Les yeux de la jeune femme se remplirent de larmes, mais elle réussit à dire d’une voix qui ne tremblait pas :
— Il y aura d’autres morts, alors ?
— Lors des guerres, c’est évident. Mais il nous faut aussi parfois tuer des gens pour le bien, et pas seulement pour nous protéger.
Il lui raconta l’histoire des voleurs de poules lors de sa dernière campagne.
Elle hésita avant de répondre, n’étant pas convaincue :
— César, je m’inquiète à l’idée que tu puisses te servir du bien comme d’un prétexte pour éliminer ceux qui te gênent. Et la vie est toujours pleine de gêneurs.
Il contempla les eaux du lac :
— Il est heureux pour nous tous que tu ne sois pas un homme, Lucrèce, car tu es assaillie par le doute, et cela t’empêche d’agir.
— Tu as sans doute raison, dit-elle d’un ton pensif. Mais je ne pense pas que ce soit un si grave défaut.
Elle n’était plus sûre de savoir ce qu’était le mal, surtout quand il se dissimulait dans le cœur de ceux qu’elle aimait.
Comme le crépuscule tombait sur les eaux argentées, Lucrèce prit la main de son frère et, faisant demi-tour, le conduisit jusqu’au pavillon de chasse. Là, ils s’étendirent, nus, sur la vaste fourrure blanche placée devant l’âtre de pierre, où brûlait un grand feu. César s’émerveilla de la douceur de sa peau, de la fermeté de sa poitrine ; c’était désormais une vraie femme, et il fut stupéfait de voir que sa passion pour elle était devenue plus forte encore.
— César, enlève donc ce masque avant de m’embrasser ! J’ai l’impression d’avoir affaire à un inconnu.
Il cessa de sourire et baissa les yeux :
— Je ne pourrais te faire l’amour si je vois que tu as pitié de mon visage. Cela m’empêcherait d’apprécier ce qui est peut-être notre dernier moment ensemble.
— Je n’en ferai rien, je te le jure !
Elle le chatouilla et dit :
— Je pourrais même en rire, et alors tu cesseras de proférer ces paroles absurdes. Je t’aime depuis le moment où, ouvrant les yeux, je t’ai vu au-dessus de moi. Quand nous étions enfants, nous jouions ensemble, nous nous baignions ensemble. Tu étais si beau qu’il me fallait détourner les yeux, faute de quoi j’aurais perdu l’esprit. Je t’ai vu quand tu avais le cœur brisé, et la tristesse qu’on lisait dans tes yeux me donnait envie de pleurer. Mais jamais je ne pourrais moins t’admirer, et moins t’aimer, pour quelques cicatrices sur la figure.
Les lèvres de Lucrèce vinrent se poser sur celles de César ; elle tremblait. Le regardant bien en face, elle dit :
— Je veux simplement te toucher, voir tes paupières se fermer, caresser tes joues, ton nez, tes lèvres. Je ne veux pas de barrières entre nous, car tu es mon frère, mon ami, mon amant. À partir de cette nuit, ce qui me reste de passion sera avec toi.
César se redressa et, lentement, ôta son masque.
La semaine suivante, à Rome, Lucrèce épousa Alfonso d’Este par procuration. Il lui avait fait parvenir un petit portrait de lui, qui montrait un jeune homme assez attirant, mais d’allure un peu sévère et réservée. Il était vêtu de noir, avec de nombreuses
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