Le sang des Borgia
faire la faveur de vous tuer.
Le lendemain, un sac ensanglanté fut jeté par-dessus les murs du palazzo Orsini. Les gardes qui l’ouvrirent en furent épouvantés : il contenait un cadavre décapité et démembré. Langue, nez, oreilles, doigts et sexe étaient délicatement enveloppés dans un poème de Filofila.
L’incident ne fut connu de personne. On ne vit plus de nouveaux poèmes de lui ; la rumeur voulait qu’il se soit rendu en Allemagne pour y prendre les eaux.
26
Ce printemps-là, le Lac d’Argent était superbe. César et Lucrèce se promenèrent sur ses rives, elle revêtue de sa cape et de son bonnet parsemés de joyaux, lui de noir, avec un béret orné de plumes et de pierres précieuses. Ils revenaient là où ils avaient passé leurs plus heureux moments ; le mariage de la jeune femme avec Alfonso d’Este était proche, et, par la suite, ils auraient peu d’occasions de se revoir.
— La semaine prochaine, tu seras une d’Este, dit-il en plaisantant. Tu auras l’honneur, et la lourde charge, d’appartenir à une famille distinguée !
— Je serai toujours une Borgia, César, répondit-elle. Et tu ne vas pas te montrer jaloux, car je ne peux me duper au point de croire que c’est un mariage d’amour. Cet Alfonso-là rechigne autant à devenir mon époux que moi sa femme. Mais je suis la fille de mon père, et lui le fils du sien.
Il eut un sourire attendri.
— Malgré tous tes malheurs, tu es toujours aussi belle. Et ton mariage te permettra de faire bien des choses que tu aimes. Les d’Este adorent les arts, la fréquentation des poètes et des sculpteurs. Ferrare est passionnée de culture et d’humanités, ce qui ne peut que te plaire. De plus, le duché est fort heureusement situé entre la Romagne et la France ; le roi Louis XII gouverne le duc d’une poigne de fer.
— Pourras-tu veiller sur Giovanni et Rodrigo chaque fois que tu seras à Rome ? Il va m’être pénible d’être séparée d’eux, même pour un petit moment, pendant que je serai à Ferrare. Me promets-tu de les protéger ?
— Évidemment ! L’un d’eux me ressemble davantage, l’autre est tout ton portrait – et je les aime autant l’un que l’autre. Lucrèce, si père ne t’avait mariée à un d’Este, aurais-tu passé le reste de ta vie en veuve, en te contentant de gouverner Nepi ?
— J’ai bien réfléchi avant d’accepter. Et si père avait tenté de me forcer la main, je me serais cachée dans un couvent, je serais même devenue nonne, si j’avais été opposée à cette alliance. Mais j’ai appris à gouverner, et je crois que je peux trouver ma place là-bas. Il me fallait aussi penser à toi et aux enfants. Le couvent n’est pas fait pour eux, et je ne peux imaginer vivre en leur absence.
César la regarda avec admiration :
— Et tu as vraiment réfléchi ? Tu peux vraiment t’adapter à tout ?
Une ombre de tristesse passa sur le visage de Lucrèce :
— Il reste un petit problème auquel je n’ai pu trouver de solution. Ce n’est pas grand-chose, mais on dirait qu’il m’afflige…
Il voulut plaisanter :
— Dois-je t’arracher la vérité, ou bien me le confieras-tu ? Cela pourrait t’être utile.
— Que mon nouvel époux s’appelle Alfonso me fait frémir, quand je le compare au précédent. Et je ne vois pas comment il pourrait changer de nom.
César sourit :
— Il n’y a pas de problème que je ne puisse résoudre. Il se pourrait même que j’aie la réponse. Tu dis qu’il est le fils de son père, pourquoi ne pas l’appeler Fiston ? Tu le lui diras dans le lit conjugal, avec beaucoup de tendresse, et il croira que c’est un terme affectueux.
Elle éclata de rire :
— Fiston ? Pour un aristocrate de la puissante famille des d’Este ?
Toutefois, plus elle y réfléchissait, plus l’idée lui paraissait séduisante.
Ils marchèrent jusqu’au bout du vieux pont de bois où, enfants, ils avaient pêché, du haut duquel ils avaient plongé. Leur père s’asseyait là, les regardait, leur donnait l’impression d’être en sécurité. Bien des années plus tard, ils s’y assirent de nouveau, contemplant les eaux qui, sous le soleil, se chargeaient de millions de diamants. Lucrèce s’appuya contre son frère, qui l’enlaça.
— César, dit-elle d’une voix grave, j’ai appris ce qui était arrivé au poète Filofila.
— Ah bon ? répondit-il sans s’émouvoir. Sa mort t’a choquée ? Il n’avait pourtant guère
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