Le sang des Borgia
la vue aux aveugles. L’or fera toujours plus de miracles que la prière.
Ascanio préféra donc baisser la voix :
— Quand Alexandre ne sera plus pape, nous pourrons espérer résoudre nos problèmes. Car il ne fait aucun doute que tu seras élu par le prochain conclave.
Les yeux de Della Rovere n’étaient plus que des fentes dans son visage bouffi :
— Rien ne me laisse croire qu’il renoncera à ses fonctions ; il est par ailleurs en excellente santé. On sait également que son fils est fou. Qui se risquerait donc à leur faire du tort ?
— Tu ne comprends pas ! Alexandre a des ennemis qui seraient ravis que nous leur venions en aide. Il a aussi un fils cadet qui autrefois a réellement prié pour obtenir le chapeau de cardinal. Je ne suggère aucunement que nous prêtions la main à des actes qui souilleraient nos âmes, ou nous mettraient en danger. Je demande simplement que nous songions à une alternative – ni plus, ni moins.
— Le pape pourrait tomber malade, c’est cela ? Un verre de mauvais vin, une huître avariée ?
— Personne ne peut savoir quand Dieu rappellera à lui un de ses enfants, répondit Sforza d’une voix forte, pour être entendu des serviteurs.
Della Rovere réfléchit, dressant mentalement la liste des ennemis des Borgia :
— Est-il vrai qu’Alexandre compte rencontrer le duc de Ferrare pour nouer alliance avec lui, en lui proposant que Lucrèce épouse son fils ?
— Je n’ai pas entendu grand-chose à ce sujet. Mais mon neveu Giovanni saura forcément, car il est désormais à Ferrare. Et rien ne le convaincra jamais de tenir sa langue. Je ne vois pas pourquoi le duc accepterait la proposition du pape, car Lucrèce Borgia est perdue de vices, et de surcroît ce n’est jamais qu’une marchandise d’occasion.
Della Rovere se leva.
— César Borgia va s’emparer de toute la Romagne, pour la placer sous le contrôle de son père. Ferrare restera le seul territoire indépendant d’Italie et tombera à son tour dans les mains des Borgia si jamais ce mariage se fait. Il faut donc que nous l’empêchions à tout prix !
Toute la famille étant désormais de retour à Rome, Alexandre précipita les difficiles négociations relatives au mariage de Lucrèce avec Alfonso d’Este, âgé de vingt-quatre ans et futur duc de Ferrare.
La famille d’Este était l’une des plus anciennes et des plus respectées de toute la noblesse italienne ; chacun pensait que jamais le pape ne parviendrait à ses fins. Lui-même savait toutefois y être contraint.
Le duché de Ferrare était en effet situé dans une région de grande importance stratégique. Bien armé, bien défendu, ce serait un allié de poids, qui de surcroît servirait de tampon entre la Romagne et les Vénitiens, souvent hostiles et à qui, de toute façon, on ne pouvait se fier.
Les Romains avaient pourtant peine à croire que les d’Este, si puissants, si hautains, consentiraient jamais à donner le prince héritier aux Borgia. Certes, Alexandre était pape, César un grand guerrier enrichi par ses conquêtes ; mais ils demeuraient des parvenus.
Ercole d’Este, père d’Alfonso et maître de Ferrare, était toutefois un pragmatique endurci. Parfaitement conscient des talents militaires de César, il savait que son duché aurait du mal à se défendre en cas d’attaque de l’armée pontificale. Or rien ne garantissait qu’elle resterait l’arme au pied. Un mariage pourrait donc changer un ennemi potentiel redoutable en un puissant allié contre les Vénitiens. De plus, le pape était, après tout, vicaire du Christ sur la terre, et chef suprême de l’Église. Cela compenserait un peu le caractère fâcheusement rustaud des Borgia.
Les d’Este étaient par ailleurs alliés aux Français, et par conséquent soucieux de plaire à Louis XII. Le roi paraissait décidé à maintenir de bonnes relations avec le souverain pontife, il serait favorable à une union entre Alfonso et Lucrèce. Le souverain n’avait d’ailleurs pas manqué de le rappeler à Ercole ces derniers temps.
Les négociations se poursuivirent donc et, alors qu’elles touchaient à leur fin, la question d’argent ne manqua pas d’être soulevée, comme toujours en pareil cas.
Le dernier jour, Duarte Brandao se joignit à Alexandre et à Ercole d’Este pour une discussion dont tous trois espéraient qu’elle déboucherait sur un accord. Ils allèrent s’asseoir dans la bibliothèque du pape.
— Saint-Père, dit
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