Le sang des Borgia
tortillaient comme de gros fils bruns.
Prenant de petites pinces de métal, le médecin en sortit une du récipient, qu’il déposa sur un plateau d’argent, puis déclara fièrement à César :
— Ce sont les plus belles de Rome ! Je les ai achetées, fort cher, au monastère de Saint-Marc, où elles sont élevées avec le plus grand soin.
César frémit en voyant Maruzza en placer une, puis une autre, sur le cou de son père. La première vira peu à peu au noir pendant que son corps se dilatait, jusqu’à ce qu’elle tombe sur les draps de satin. Le médecin venait tout juste de mettre en place une quatrième. Fasciné, il expliqua à César, qui se sentait proche de la nausée :
— Il faut leur laisser le temps de se nourrir : elles aspireront le sang corrompu du corps de votre père et l’aideront à se remettre.
Le docteur Maruzza ôta les sangsues quand il estima qu’elles avaient rempli leur office, et déclara :
— Je crois que Sa Sainteté se sent déjà mieux.
De fait, la fièvre d’Alexandre semblait être tombée, mais il restait très pâle. Le soir, il allait plus mal encore ; son entourage commença à redouter le pire.
Retiré dans ses appartements, César apprit de Duarte Brandao que Vanozza, venue voir le pape, était ressortie en larmes. Apprenant que son fils dormait, elle n’avait pas voulu le réveiller.
César voulut se rendre au chevet d’Alexandre mais, comme il ne pouvait marcher, on dut le porter jusqu’à la chambre du malade, où il se laissa tomber dans un fauteuil. Il régnait dans la pièce une odeur douceâtre écœurante. Tendant la main, il prit celle de son père et l’embrassa.
Le pape était étendu, immobile, dans son lit ; ses poumons se remplissaient peu à peu d’un fluide épais qui lui rendait la respiration difficile. Il somnolait par à-coups, l’esprit parfois embrouillé, parfois tout à fait clair.
Levant les yeux, Alexandre aperçut César assis près de son lit, le visage pâle, les traits tirés. Il fut ému de voir que son fils paraissait très inquiet.
Il songea à ses enfants. Avait-il enseigné tout ce qu’il aurait dû à ses fils ? Ou bien les avait-il corrompus et désarmés en exerçant trop de pouvoir sur eux, en tant que père et que pape ?
À peine s’était-il posé la question que les péchés qu’il leur avait imposés semblèrent passer devant ses yeux, comme autant d’images si vives, si fortes, qu’il comprit d’un coup : il avait la réponse à toutes ses interrogations.
— Mon fils, dit-il à César, je t’ai fait bien du tort et je te supplie de me pardonner.
César le regarda avec une compassion inquiète :
— Que veux-tu dire, père ? chuchota-t-il avec une telle douceur qu’Alexandre faillit éclater en sanglots.
— Le pouvoir, c’est le mal, répondit-il d’une voix entrecoupée. Mais je crains de ne te l’avoir jamais vraiment expliqué. Je t’ai mis en garde contre lui, j’aurais dû te le montrer de plus près. Je ne t’ai jamais dit que la seule bonne raison de l’exercer, c’est de le mettre au service de l’amour.
— Comment cela, père ?
La respiration du pape était devenue sifflante et, brusquement, il se sentit comme ivre. Il eut l’impression d’avoir retrouvé sa jeunesse, d’être ce cardinal entouré de ses deux fils, de sa fille, d’un bébé qui marchait à peine…
— Si tu n’aimes rien ni personne, le pouvoir est une aberration – pire, une menace. Car il est dangereux et peut se retourner contre toi à tout instant.
Il eut l’impression de glisser dans un rêve, s’imagina en général de l’armée pontificale, livrant et gagnant des batailles, contemplant le sang répandu, les tueries, les horreurs infligées aux vaincus.
Alexandre entendit César dire – mais très faiblement et de très loin :
— Mais le pouvoir n’est-il pas une vertu, qui permet de sauver les âmes ?
— Mon fils, dit le pape d’une voix indistincte, en soi le pouvoir ne prouve rien. C’est l’exercice vain d’une volonté sur celle des autres.
César prit la main de son père et la serra très fort.
— Père, ne dis plus rien, on dirait que cela te fait perdre de tes forces.
Alexandre eut un sourire qu’il croyait sans doute heureux, mais qui fit à son fils l’effet d’une grimace. Puis, aspirant autant d’air que ses poumons le lui permettaient encore, il dit :
— Sans l’amour, le pouvoir place l’homme plus près des bêtes que des anges.
Sa peau
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