Le sang des Borgia
s’en fut.
Une heure plus tard, le confesseur d’Alexandre vint à son chevet et lui donna l’extrême-onction.
César s’approcha. Le pape le vit, confusément, puis son visage disparut peu à peu.
Alexandre se sentit envahi par une grande paix…
Son regard croisa le visage resplendissant de la mort. Il fut tout d’un coup baigné de lumière : il marchait dans un bosquet de citronniers du Lac d’Argent, les perles d’or de son rosaire entre les doigts. Quelle vie merveilleuse ! Jamais il ne s’était senti aussi bien…
Sa dépouille vira au noir et enfla à un point tel qu’il fallut la faire entrer de force dans le cercueil, dont on fut obligé de clouer le couvercle.
29
La nuit même de la mort du pape, des bandes armées se répandirent dans les rues de Rome, lynchant et tuant tous ceux qu’elles soupçonnaient d’être d’origine espagnole – « les Catalans », comme on disait – et pillant leurs demeures.
César, bien que plus jeune et plus fort que son père, était encore gravement malade et ne pouvait quitter son lit ; il s’efforçait de toute son âme de guérir, d’échapper à la mort, mais son état ne semblait pas s’améliorer, et c’est pourquoi Duarte Brandao finit par appeler le docteur Maruzza et ses sangsues.
César était en tout cas trop faible pour prendre les mesures nécessaires à la protection de ses biens, mais aussi de ses conquêtes. Ceux qu’il avait vaincus se rencontrèrent, formèrent des alliances, réunirent leurs troupes ; ils reprirent ainsi Urbino, Camerino, Senigallia et bien d’autres cités où ils se réinstallèrent. César ne pouvait même pas quitter son lit, et encore moins livrer bataille. Les Orsini et les Colonna s’unirent et envoyèrent des troupes à Rome en espérant influencer l’élection d’un nouveau pape, sans qu’il puisse s’y opposer.
Au fil des années, son père et lui avaient élaboré des stratégies à mettre en œuvre à la mort d’Alexandre, de manière à pouvoir défendre ce dont ils s’étaient emparés. Mais César était trop malade pour les appliquer.
En temps normal, il aurait, sans perdre un instant, concentré dans Rome et aux environs les troupes qui lui étaient fidèles. Il aurait veillé à défendre ses forteresses romagnoles, conclu des alliances. Il demanda bien l’assistance de Geoffroi, mais celui-ci refusa : il pleurait la mort de Sancia, décédée dans les cachots du Vatican.
Appelant Duarte, César tenta de rassembler une armée, mais le collège des cardinaux, n’étant plus tenu de lui obéir, ordonna que toutes les troupes présentes à Rome quittent la ville sur-le-champ. Ils expliquèrent que l’élection d’un nouveau pape passait avant tout, que la présence de forces armées pourrait la perturber. Les Colonna et les Orsini eux-mêmes furent contraints d’obéir.
César envoya des messages réclamant de l’aide à la France et à l’Espagne ; mais la situation ayant changé du tout au tout, ces deux puissances préférèrent attendre que le successeur d’Alexandre soit élu.
Brandao rendait souvent visite à César, l’informant des propositions faites par ses ennemis :
— Elles sont moins féroces qu’on n’aurait pu le craindre. Vous pourrez conserver tous vos biens, mais les cités et les provinces que vous avez conquises devront être restituées à leurs précédents possesseurs.
À dire vrai, de telles offres n’étaient pas faites par générosité, mais par prudence : tant que César serait vivant, on le redouterait. Ses adversaires suspectaient même sa maladie de n’être qu’un leurre, un piège dans lequel il comptait les faire tomber.
De plus, il avait gouverné villes et territoires conquis avec un grand souci d’équité. D’où des risques d’agitation bien moindres s’il acceptait de les céder officiellement.
Il fit traîner les choses, voyant bien qu’il lui faudrait accepter : à moins d’un miracle, il n’y avait pas d’issue.
César se contraignit à se lever, à s’asseoir à son bureau, et écrivit à Caterina Sforza : s’il devait tout rétrocéder, autant qu’elle soit la première à en bénéficier. Il rédigea également des ordres pour qu’Imola et Forli lui soient rendues. Mais le lendemain matin, se sentant un peu mieux, il décida d’oublier ces messages dans un tiroir. Mieux valait attendre de voir ce qui se passerait.
Le pape est mort ! Le pape est mort ! s’écriait-on dans les rues de Ferrare.
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