Le sang des Borgia
– tout ce dont les maîtresses du pape pourraient avoir besoin quand elles le rejoignaient dans son lit.
— Mon fils, tu sais qu’il m’était impossible de donner Juan en otage ; il ne restait plus que toi. Charles a également demandé que Djem lui soit remis : tu auras donc un compagnon. Et Naples sera une ville très agréable pour un jeune homme tel que toi !
Il s’interrompit un instant, puis dit d’un ton négligent :
— Tu n’aimes guère ton frère.
Mais César connaissait trop la vieille astuce paternelle : feindre la jovialité pour dissimuler ses véritables intentions.
— Il est mon frère et, à ce titre, je l’aime.
À dire vrai, il le haïssait : mais il avait à cacher bien d’autres terribles secrets, qui pourraient ruiner son existence, ses rapports avec son père, avec l’Église, avec les autres. Il préféra donc ne pas nier son mépris pour Juan :
— Bien entendu, ajouta-t-il en riant, il serait mon ennemi s’il n’était pas mon frère.
Alexandre fronça les sourcils, sentant que quelque chose lui échappait :
— Ne dis jamais cela, même pour plaisanter ! Les Borgia ont bien des adversaires, et nous ne pourrons survivre que si la confiance règne entre nous !
Se levant, il s’avança et prit César dans ses bras :
— Je sais que tu préférerais être soldat. Mais crois-moi, tu as bien plus d’importance que Juan dans mes projets, et pourtant tu sais à quel point j’aime ton frère. Quand je mourrai, toutefois, tout sera perdu si tu n’es pas là pour me succéder. Tu es le seul de mes enfants à en avoir la capacité : tu as l’intelligence, l’audace, et la vigueur nécessaires.
— Je suis trop jeune. Il va te falloir vivre encore vingt ans !
— Et pourquoi pas ! s’esclaffa le pape en lui donnant un coup de coude.
Il eut l’un de ces sourires espiègles qui ravissaient ses enfants comme ses maîtresses et, d’une voix enjouée, poursuivit :
— Qui aime les banquets plus que moi ? Qui peut chasser plus longtemps que moi ? Qui aime autant les femmes ? Combien aurais-je eu de bâtards, si le droit canon n’interdisait pas aux papes d’être pères ? Je compte bien vivre encore vingt ans, en effet, et tu seras pape : je l’ai déjà prévu.
— J’aurais préféré combattre, soupira César : c’est dans ma nature.
— Tu en as déjà fait la preuve ! Je te dis tout cela pour montrer à quel point je t’aime. Tu es mon fils préféré, et mon plus grand espoir. C’est toi qui, un jour, reprendras Jérusalem, et non le roi de France !
Il s’interrompit, submergé par l’émotion. C’était son arme la plus redoutable : faire croire aux autres qu’il se préoccupait d’eux plus que tout ; ils finissaient par avoir plus confiance en lui qu’en eux-mêmes. Là était sa plus grande duplicité. Il agissait ainsi envers ses sujets, envers les rois, envers ses propres enfants : tant qu’il serait pape, la terre entière serait sous sa juridiction.
César fut un moment sous le charme – que rompit pourtant l’allusion à la croisade. C’était une vieille astuce des papes et des rois pour extorquer un peu d’argent aux croyants. Le temps en était passé : l’Islam était trop fort et menaçait l’Europe. Venise redoutait qu’une guerre ne ruine ses activités commerciales, ou que les Turcs ne viennent l’attaquer. La France et l’Espagne s’affrontaient depuis longtemps au sujet de Naples, Alexandre lui-même avait fait tout ce qu’il pouvait pour assurer sa domination sur les États pontificaux. Il était bien trop informé, bien trop intelligent, pour ignorer tout cela. Mais César savait également qu’en réalité son père lui préférait Juan – à juste titre, se dit-il. Son frère avait l’esprit d’une femme trompeuse, l’âme d’un courtisan. Parfois, il parvenait même à charmer César, qui pourtant le méprisait, jugeant que c’était un lâche. Lui, commander l’armée pontificale ? Quelle dérision !
— Quand je dirigerai la croisade, dit-il, je me ferai tonsurer.
C’était une vieille plaisanterie entre père et fils ; bien que cardinal, César s’y était toujours refusé. Alexandre éclata de rire :
— Et ensuite, tu pourras peut-être convaincre l’Église de mettre un terme à la tonsure, comme d’ailleurs au célibat! Des pratiques très saines, sans aucun doute, mais peu naturelles !
Puis il parut se perdre dans ses pensées, avant de reprendre :
— Souviens-toi bien
Weitere Kostenlose Bücher