Le sang des Borgia
d’une chose. Quand tu accompagneras l’armée française à Naples, il faudra que tu veilles sur la vie du prince Djem ; son frère me verse quarante mille ducats par an pour son entretien. S’il meurt ou s’il s’échappe, il n’en sera plus question !
— Je veillerai à sa sûreté autant qu’à la mienne. J’espère que tu feras comprendre à Juan qu’en Espagne, il ne doit rien faire pour s’aliéner le roi Ferdinand, et menacer ainsi notre entente avec le roi de France.
— Ton frère n’agit que sur mes ordres, qui sont de te protéger. Après tout, tu tiens entre tes mains l’avenir des Borgia.
— Je ferai de mon mieux, comme toujours : pour toi, pour l’Église.
Sachant que, l’après-midi, il devrait quitter Rome en otage, César sortit du Vatican avant l’aube et partit à cheval à la campagne. Il avait un but bien précis.
Après avoir traversé les collines, puis une épaisse forêt où criaillaient les hiboux, il parvint dans un petit village au moment même où le soleil se levait. Son cheval était déjà trempé de sueur. Arrivé près d’une maison, il lança :
— Noni ! Noni !
Personne ne répondit. Les champs environnants étaient vides. Toujours à cheval, il contourna la petite chaumière.
Une vieille femme courbée en deux par l’âge s’appuyait lourdement sur un bâton d’aubépine. Elle s’avançait dans le jardin en traînant les pieds, avec au bras un panier d’osier dans lequel étaient déposées fleurs et herbes médicinales qu’elle venait de cueillir. Levant lentement la tête, elle regarda en tous sens, mais parut ne rien voir. Elle posa son panier sur l’herbe, se signa, puis se remit en marche avec difficulté.
— Noni ! répéta César en se rapprochant. Noni !
Elle s’arrêta et leva son bâton comme pour frapper mais, avec bien du mal, finit par le reconnaître et sourit :
— Viens donc, mon garçon ! dit-elle d’une voix rauque. Viens donc !
Sautant à bas de son cheval, César la prit dans ses bras – avec précaution : elle paraissait très fragile, prête à se briser.
— C’est toi, mon fils ! Que puis-je faire pour toi ?
— J’ai besoin de ton aide, expliqua-t-il. Il me faut une herbe qui puisse endormir quelqu’un pendant de longues heures, mais sans lui faire de mal. Il faut aussi qu’elle n’ait ni goût ni couleur.
La vieille gloussa et lui caressa la joue avec affection :
— Tu es un bon garçon ! Tu es un bon garçon ! Pas de poison, alors ? Tu n’es pas comme ton père !
Elle gloussa de nouveau ; son visage se plissa comme un vieux parchemin.
César connaissait Noni depuis l’enfance. On chuchotait dans Rome qu’elle avait été la nourrice du pape en Espagne, et qu’il avait tant d’affection pour elle qu’il l’avait emmenée avec lui en Italie, lui offrant cette chaumière et son jardin.
Elle y avait toujours vécu seule, sans que jamais personne ose la déranger – y compris les brigands qui, la nuit, venaient souvent s’en prendre aux villageois pour les dépouiller. Qu’elle ait survécu si longtemps était un miracle – mais il est vrai que, selon les rumeurs, elle disposait de protections encore plus puissantes que celle du Saint-Père. On disait en effet qu’on entendait souvent, en pleine nuit, d’étranges hurlements venir de sa demeure, et pas seulement à la pleine lune. De surcroît, oiseaux et animaux morts semblaient toujours apparaître à sa porte ou dans son jardin, prêts à passer à la marmite.
César avait rarement entendu son père parler d’elle, mais toujours avec chaleur et tendresse. En tout cas, chaque année, Alexandre venait chez elle pour qu’elle le baigne dans la petite mare au fond du jardin. Ceux qui l’accompagnaient restaient à distance, mais juraient avoir entendu des bruits d’ailes battantes, de grands vents, et vu comme de grands serpents d’étoiles.
Alexandre portait autour du cou une amulette d’ambre que Noni lui avait donnée du temps où il était encore jeune cardinal. Un jour, il la perdit, et en fut désespéré : l’après-midi même, il tomba de cheval, se blessa gravement à la tête et resta inconscient plusieurs heures : tous crurent qu’il allait mourir.
Tous ses serviteurs, et plusieurs cardinaux, cherchèrent frénétiquement l’amulette, qu’on finit par retrouver. Alexandre se remit de sa chute et, une fois sur pied, ordonna à l’orfèvre du Vatican de lui confectionner une chaîne en or à laquelle le
Weitere Kostenlose Bücher