Le sang des Borgia
: sans les forteresses qui défendaient l’accès à Rome, il n’avait plus aucun moyen d’arrêter le roi Charles. Plutôt que de l’affronter sur le champ de bataille, mieux valait essayer de se montrer plus avisé que lui. Mais pour cela, il lui faudrait gagner du temps.
Alexandre voyait loin : à peine élu pape, il avait pris des précautions contre une éventuelle invasion étrangère, faisant creuser entre le Vatican et le Castel Sant’Angelo un tunnel qui lui permettrait de s’y mettre à l’abri. Il y avait fait stocker eau et provisions, de quoi tenir un hiver. Il pourrait donc résister un moment si nécessaire.
Sous le regard attentif de Duarte Brandao et de Don Michelotto, Alexandre et César enjoignirent à leurs serviteurs de rassembler tous les objets de valeur – tiares d’or, bijoux, reliques, coffres, tapisseries, lits – et de les porter jusqu’au Castel Sant’Angelo. Le cardinal Farnèse eut par ailleurs la sagacité de faire sortir Julia de Rome, ce qui épargnait bien des problèmes au pape. Vanozza n’avait jamais pris la jeune fille très au sérieux ; mais Julia se montrait fort jalouse de celle qui avait donné tant d’enfants à Alexandre.
Le jour de Noël, celui-ci ordonna aux troupes napolitaines de quitter la ville : elles n’étaient pas de taille à tenir tête aux Français, et le pape craignait que leur présence ne donne à Charles VIII un prétexte pour mettre Rome à sac – ou du moins pour s’abstenir d’en empêcher son armée.
Il dit à Duarte :
— Transmets au roi Charles un message selon lequel Sa Sainteté Alexandre VI lui souhaite la bienvenue lors de son passage à Rome, en route pour le royaume de Naples.
Brandao fronça les sourcils :
— « De son passage à Rome » ?
— C’est une façon de parler ! Mais je ne suis pas sûr que ce soit ce que le bon roi a en tête.
La neige recouvrait tout d’un manteau grisâtre quand, en décembre, Alexandre et César contemplèrent, du haut de leur forteresse, les troupes françaises qui, en bon ordre, franchissaient les portes de Rome.
La ville fut inondée de Suisses armés de longues piques mortelles, de Gascons porteurs d’arbalètes et de ces énormes fusils qu’on appelait des arquebuses, de mercenaires allemands brandissant des haches, de cavaliers agitant des lances. Venaient ensuite des hommes en armure, suivis d’artilleurs traînant de gigantesques canons de bronze.
Alexandre avait décidé d’offrir le palazzo Venezia au roi Charles. Il y bénéficierait des talents du meilleur cuisinier que le pape avait pu trouver, et de centaines de serviteurs chargés d’offrir au monarque toutes sortes de plaisirs. Pour répondre à une telle hospitalité, le monarque défendit à ses troupes, sous peine de mort, de se livrer au pillage ou à la moindre violence.
Mais si le souverain appréciait fort sa « visite » à Rome et le respect que lui témoignait le pape, le cardinal Della Rovere et plusieurs de ses confrères ne cessaient de lui chuchoter qu’Alexandre était un fourbe, et d’insister pour qu’il convoque un concile.
Pour répondre aux accusations de simonie proférées par Della Rovere, le pape envoya auprès du roi Charles un de ses cardinaux les plus fidèles, qui sut convaincre l’auguste visiteur. Quelques jours plus tard, le monarque fit parvenir un message scellé à Alexandre, qui le lut avec soulagement. C’était une requête : Charles VIII sollicitait une audience.
La stratégie du pape avait payé : il semblait bien que cette situation à peu près impossible puisse être négociée à son avantage. Certes, les troupes ennemies avaient envahi son territoire, mais il lui faudrait maintenir une attitude un peu hautaine face à ces impétueux Français. Pas d’arrogance, bien entendu : il devait simplement éviter de trahir son soulagement.
Il arrangea donc une audience dans les jardins du Vatican. Restaient d’épineux problèmes de préséance : pas question pour lui d’arriver en avance – mais pas question non plus de faire attendre le roi. En ce domaine, il est vrai, Alexandre témoignait toujours d’un véritable génie.
Il partit pour le rendez-vous en litière, ordonnant à ses porteurs de la dissimuler derrière un grand buisson proche des bâtiments bordant les jardins du Vatican. Il y attendit en silence près de vingt minutes, puis fit son apparition au moment même où le roi de France arrivait.
Le pape avait pris soin de paraître aussi
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