Le sang des Borgia
exemple ! D’après ce que j’ai entendu, Savonarole et ses partisans me jugent presque aussi diabolique que le pape lui-même !
— Vous n’avez pas que des ennemis là-bas, mais aussi des amis, voire des alliés. Machiavel est du nombre. C’est un brillant orateur. En cette période d’incertitude, nous avons besoin d’un œil aiguisé, qui saura distinguer le vrai du faux dans les dangers menaçant la famille Borgia.
— Duarte, je suis sensible à tes arguments : si j’en ai l’occasion, je me rendrai à Florence après en avoir terminé à Naples.
— Le chapeau de cardinal vous protégera, y compris du prophète ! Il pourrait d’ailleurs être utile d’apprendre directement ce dont il accuse le pape, que nous puissions réfuter ses arguments.
L’expulsion des Médicis, l’élection d’une nouvelle Signoria menaçaient directement l’autorité du pape. César décida donc d’aller à Florence, pour voir s’il pouvait retourner la situation :
— J’agirai comme tu le veux, dès que ce sera possible.
Niccolo Machiavel venait juste de rentrer de Rome, où la Signoria l’avait envoyé afin d’enquêter sur le meurtre de Juan Borgia.
L’énorme salle du palazzo della Signoria était tendue de tapisseries superbes et ornée de tableaux sans prix dus à Giotto, Botticelli et bien d’autres – cadeaux de feu Laurent le Magnifique.
Assis dans un fauteuil de velours rouge, entouré de ses sept autres collègues, le président de la Signoria, un peu nerveux, attendait avec impatience que Machiavel fasse le récit de ce qu’il avait découvert.
Les huit magistrats redoutaient d’avoir à apprendre des choses terribles. De surcroît, si le jeune Machiavel les impressionnait, ils devaient toujours faire de gros efforts pour saisir pleinement ce qu’il exposait.
D’allure frêle, il avait vingt-cinq ans, mais paraissait plus jeune. Enveloppé dans une longue cape noire, il se mit à marcher de long en large tout en parlant :
— Tout Rome est persuadé que César Borgia a fait assassiner son frère, mais je n’en crois rien. Il se pourrait que le pape lui-même le croie aussi ; je ne le pense pas. Certes, César Borgia avait un motif, et nous savons tous que ses relations avec son frère étaient tendues. On dit qu’ils ont failli se battre en duel le soir où Juan Borgia a disparu. Cela ne me fait pas changer d’avis.
Le président eut un geste de la main agacé :
— Jeune homme, peu m’importe ce qu’on pense à Rome : nous autres Florentins sommes capables de nous faire une idée. On vous a envoyé là-bas pour juger de la situation, pas pour nous rapporter de ces ragots comme on en entend dans les rues.
Machiavel eut un sourire espiègle et poursuivit son exposé comme si de rien n’était :
— Je ne crois pas que César Borgia ait fait assassiner son frère, Excellence. Nombreux sont ceux qui auraient pu s’en charger. Les Orsini, par exemple, qui reprochent à la papauté la mort de Virginio et l’assaut contre leurs forteresses ; ou Giovanni Sforza, suite à son divorce d’avec Lucrèce, la fille du pape.
— Dépêchons-nous ! lança le président. Sinon, je mourrai de vieillesse avant que vous en ayez terminé !
Machiavel demeura impassible :
— Il y aussi Guido Feltra, le duc d’Urbino, emprisonné dans les geôles des Orsini en raison de l’incompétence de Juan Borgia, lequel avait d’ailleurs refusé de payer sa rançon… Il y a aussi Cordoba, le général espagnol, frustré de sa victoire à Ostie… Mais il y a surtout le comte Mirandella, dont Juan avait séduit la fille de quatorze ans, ce dont il s’est vanté partout. Vous comprendrez sans peine la fureur et la honte du père… Et son palais se trouve juste en face de l’endroit où le corps de Juan Borgia a été jeté dans le Tibre.
Le président paraissait somnoler ; Machiavel éleva la voix :
— Et il avait bien d’autres ennemis, comme le cardinal Ascanio Sforza, dont il avait poignardé le majordome quelques jours auparavant. Sans compter l’homme dont il avait séduit l’épouse : son propre frère Geoffroi…
— Cela suffit ! s’exclama le président, exaspéré. Ce qui nous intéresse, c’est de savoir quelle menace ce meurtre peut représenter pour Florence. Juan Borgia a été assassiné, on ne sait par qui, mais certains disent que c’est par son frère César. Et, si c’est le cas, nous sommes en danger. Cela témoigne en effet de la brutalité de ses ambitions,
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