Le sang des Borgia
Tibre ! Si je devais prévenir le guet à chaque fois, je n’aurais plus le temps de pêcher, ni même de manger !
Vers midi, on sonda les eaux du fleuve d’une rive à l’autre, à l’aide de filets et de grappins. Ce n’est pourtant qu’à trois heures passées que l’on trouva quelque chose : un cadavre fut ramené à la surface, tandis que sa cape bleue flottait dans les remous du Tibre.
Il avait encore ses bottes et ses éperons, ses gants étaient passés dans sa ceinture, sa bourse contenait trente ducats – on ne l’avait donc pas attaqué pour le voler. Mais il avait la gorge tranchée, et son corps portait plusieurs blessures profondes.
Duarte Brandao vint l’identifier. Il n’y avait aucun doute : c’était bien Juan Borgia, le fils du pape.
Le corps fut aussitôt ramené par bateau au Castel Sant’Angelo. En le voyant, Alexandre tomba à genoux, accablé de douleur, et sanglota à n’en plus finir, tandis que ses cris résonnaient dans tout l’édifice.
Quand il parvint enfin à se reprendre, il ordonna que les funérailles aient lieu le jour même. La dépouille de Juan fut revêtue de son uniforme de capitaine général de la sainte Église apostolique et romaine. À six heures du soir, elle fut placée sur une bière magnifique, que des membres de sa famille emportèrent, tandis que le pape, seul, la regardait s’éloigner depuis la tour du Castel Sant’Angelo. La procession, menée par cent vingt porteurs de flambeaux, était suivie de centaines d’ecclésiastiques et de serviteurs, tous en larmes. Elle passa entre deux lignes de soldats espagnols, l’épée à la main, avant de parvenir à l’église de Santa Maria del Popolo, où Juan fut déposé dans la chapelle où Vanozza, sa mère, comptait reposer un jour.
Alexandre était encore bouleversé quand, juste après les funérailles, il convoqua César. Celui-ci arriva aussitôt.
Entrant dans le cabinet de travail de son père, il le trouva assis à son bureau, le visage pâle, les yeux rougis de larmes. César l’avait déjà vu dans cet état, il y avait bien longtemps : Juan avait alors failli être empoisonné. Il se demanda si la prière pouvait changer le destin, ou ne parvenait qu’à retarder l’inévitable.
Perdu dans son chagrin, le pape finit par remarquer la présence de son fils et, se levant, s’approcha de lui. La souffrance et la fureur le mettaient hors de lui. Il avait toujours su que César n’aimait pas son frère ; il comprenait même qu’il jalousait Juan de mener la vie qu’il aurait tant aimé vivre. Alexandre savait aussi que tous deux s’étaient vivement affrontés chez Vanozza, deux jours plus tôt – et Juan avait disparu juste après. Il voulait donc la vérité. D’une voix rauque, il lança :
— Jure-moi sur ton âme que tu n’as pas tué ton frère, et n’oublie pas que si tu mens, tu brûleras en enfer !
César en eut le souffle coupé. Certes, il ne regrettait nullement la mort de Juan – mais après tout, il ne l’avait pas tué. Au demeurant, il ne pouvait reprocher à son père de le soupçonner.
Il le regarda bien en face et, la main sur le cœur, lui dit la vérité :
— Père, je n’ai pas tué mon frère, je le jure. Et que je sois damné, si je ne dis pas la vérité.
Alexandre parut perplexe et finit par détourner les yeux. Il alla se rasseoir dans son large fauteuil de cuir, où il parut s’effondrer, se couvrit les paupières d’une main et dit d’une voix faible :
— Merci. Merci, mon fils. Comme tu le vois, je suis accablé de la perte de ton frère. Et je suis soulagé d’avoir entendu ce que tu m’as dit. Car je tiens à ce que tu saches que, si tu l’avais tué, je t’aurais fait arracher les membres, et je ne plaisante pas ! Maintenant laisse-moi, car je dois prier pour trouver le réconfort.
Il y a dans la vie des moments où les décisions que l’on prend peuvent modifier la destinée de chacun. Ce sont autant de carrefours dont on ignore où ils mènent, mais dont on sait qu’emprunter une des voies qui en partent modifiera tous les événements à venir. C’est ainsi que César ne raconta pas à son père que le pêcheur avait trouvé un anneau orné d’une topaze bleue, et que lui-même savait que Geoffroi avait fait tuer son frère. À quoi bon ?
Juan l’avait bien cherché. Que Geoffroi ait été l’instrument du destin était bien digne de sa pitoyable existence ! Il n’avait en rien servi la famille Borgia, il
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