Le sang des Borgia
individuels ou familiaux, évidemment, mais certains bénéfices ecclésiastiques. Tous les princes de l’Église étant fort riches, cela ne présenterait pas trop de difficultés.
Mais, comme le souverain pontife s’y attendait, les choses ne tardèrent pas à se gâter :
— Il doit y avoir des limites aux pouvoirs du pape, dit Grimani d’une voix douce. Les cardinaux devront pouvoir approuver les nominations d’évêques, comme toutes celles à un poste administratif. Enfin, à chaque décès de cardinal, il ne lui sera nommé aucun successeur.
Alexandre fronça les sourcils.
— Aucun prince de l’Église, poursuivit Grimani d’une voix si basse qu’il fallait tendre l’oreille pour l’entendre, ne devrait avoir plus de quatre-vingts serviteurs, plus de trente chevaux, et aucun jongleur, bouffon ou musicien. Aucun membre du haut comme du bas clergé ne pourra avoir de concubine, sous peine de perdre ses bénéfices ecclésiastiques.
Le pape se mit à jouer avec les perles de son rosaire, tout en gardant un air impassible. Tout cela ne rimait à rien ; mais il resta silencieux.
Quand il en eut terminé, Grimani demanda :
— Le Saint-Père a-t-il des questions ?
La ferveur réformatrice d’Alexandre s’était peu à peu refroidie au cours des dernières semaines, et les propositions de la commission la firent disparaître entièrement.
Il se leva :
— Excellence, je n’ai pas de commentaires à faire pour le moment. Je tiens cependant à vous remercier tous de votre diligence. J’étudierai votre rapport avec soin, et Plandini, mon secrétaire, vous fera savoir quand je serai disposé à discuter des questions qui y sont soulevées.
Il se signa, bénit les cardinaux de la commission puis, faisant demi-tour, quitta la salle.
Grimani était resté immobile. Un autre cardinal vénitien, Sangiorgio, s’approcha de lui :
— Je doute que nous ayons à revenir à Rome de sitôt, chuchota-t-il. Je crains que la réforme suggérée par le pape ne vienne de recevoir l’extrême-onction.
De retour dans ses appartements, Alexandre fit appeler Brandao, et buvait un peu de vin quand Duarte entra. Il accepta le gobelet que le pape lui tendait, puis s’assit, l’air attentif.
— Il est incroyable de penser que la nature humaine va contre ses propres intérêts au nom de grands principes ! s’exclama Alexandre.
— Vous n’avez donc rien trouvé qui vaille la peine dans le rapport de la commission ?
— Tout cela est scandaleux ! De telles suggestions vont à l’encontre de toutes les joies terrestres ! La modération est une bonne chose, mais faut-il pour autant se comporter en ascète ?
— Qu’est-ce qui vous a le plus choqué dans leurs recommandations ?
— L’abandon des concubines ! Homme de Dieu, je ne puis me marier, si bien que ma chère Julia n’aurait plus sa place dans ma vie comme dans mon lit ! Je ne le permettrai pas ! Et mes enfants n’auraient plus droit à rien ? Les citoyens de Rome se verraient privés de fêtes ? Duarte, tout cela est pure absurdité, et je trouve inquiétant que nos cardinaux soient à ce point indifférents aux besoins du peuple !
— J’en conclus donc, dit Brandao en souriant, que vous n’adopterez aucune des suggestions de la commission ? Alexandre se rassit :
— Le chagrin a dû me rendre fou de douleur ! Une telle réforme m’éloignerait de mes enfants, de celle que j’aime, de mon peuple. Nous attendrons encore un mois, puis toutes ces parlotes devront cesser.
— Avez-vous vraiment été surpris par ce rapport ?
— Horrifié, mon ami ! Horrifié !
Les rumeurs couraient dans Rome comme dans les campagnes environnantes. Il se disait que, si la Providence avait pris la vie de Juan, c’est parce que les frères Borgia, comme leur père, avaient couché avec Lucrèce.
Giovanni Sforza avait bien dû se résoudre au divorce mais, pour couper court aux ragots sur son compte – il avait été déclaré impuissant –, lui aussi se mit à propager ces accusations d’inceste. Lucrèce couchait non seulement avec César, mais avec son père, le pape ! D’aussi scandaleuses affirmations firent le délice des rues de Rome, et finirent par atteindre Florence. Savonarole proclama en chaire que « toutes sortes de maux frapperaient ceux qui suivaient le faux pape ».
Apparemment insensible à ce qui pouvait se dire, Alexandre songeait à trouver un nouvel époux pour sa fille. Alfonso d’Aragon, fils du roi de
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